problème : une enfant polyhandicapée est anorexique chez nous, mais pas à la maison, dit sa mère…
Au détour d’une chanson…
Depuis la rentrée, je suis référente d’une jeune fille polyhandicapée, atteinte de déficience mentale sévère, de dysmorphie et de malvoyance. Elle s’appelle Néné.
Néné a huit ans, mais on lui en donnerait plutôt quatre. Néné bave beaucoup, et elle passe la majeure partie de son temps à garder sa salive dans sa bouche, comme si celle-ci lui servait de contenant, et qu’ainsi elle prenait conscience de son corps… Néné est d’ailleurs une enfant qui a toujours eu de gros problèmes d’anorexie. Pendant longtemps, les médecins ont parlé de lui faire une gastrotomie. La mère de Néné s’y est opposée fermement. Lors des rendez-vous médicaux, elle rétorque aux médecins : « Ma fille mange à la maison, il n’y a qu’ici, à l’IME, qu’elle ne mange pas ! »
Etant référente de cette enfant, je décide de prendre un temps avec cette maman. Je lui demande des conseils, l’interroge sur ce que sa fille mange généralement à la maison, sur son péché mignon, je lui demande quelle posture elle adopte pendant les repas…
Elle m’explique qu’à cette occasion, elle met Néné sur ses genoux et lui chante des chansons de son pays, en Afrique… Et pressée, elle part immédiatement.
Je reste là, les bras ballants. Me voilà bien avancée ! J’ai eu des réponses à mes questions, des pistes de travail s’ouvrent à moi… Mais voilà, je ne parle pas un mot de leur langue !
Je décide cependant de mettre en pratique les conseils de la mère de Néné. Le moment du repas approche, je retourne sur mon unité de vie, bien décidée à faire manger cette demoiselle et à éviter la gastrotomie !
Je commence par lui dire que j’étais avec sa maman à l’instant, qu’elle m’avait expliqué sa « technique », et que j’allais procéder de la même manière. Aucune réaction de sa part, je commence…
Je l’installe confortablement sur mes genoux, et ne connaissant aucune chanson africaine, je commence à lui fredonner ce que moi, je pense ressembler à des mélodies africaines… Rien ne se passe. La journée se termine sur un sentiment de défaite. Je ne veux toutefois pas en rester là ! Je suis déterminée à trouve « le truc » qui va faire tout basculer…
Je passe une partie de ma soirée à chercher un CD de musique africaine. Ma ténacité porte ses fruits, je finis par en trouver un, je le ramène le lendemain au travail, et rebelote, Néné sur mes genoux, la musique, cette fois, ça devrait marcher !
Rien ne se passe. Elle se contentera comme d’habitude de quelques gouttes de Fortimel au moment du goûter.
Je ne comprends pas. Je me sens nulle. Je me dis que ça doit venir de moi… Bref, je culpabilise.
Ça y est ! Bien sûr qu’elle ne mange pas avec moi : de quel droit je me permets de m’approprier son rituel, son moment privé et intime avec sa mère au moment du repas ?
Je m’endors bien décidée à trouver « une solution » qui serait la mienne. Les jours se passent et se ressemblent, j’ai beau apporter de nouvelles techniques chaque jour, rien n’y fait. Je me surprends même à lui demander de manger « pour me faire plaisir » ! Je suis démoralisée.
Un jour, échangeant avec mes collègues, tout le monde me dit : « Laisse tomber ! N’insiste pas ! Au pire, elle aura la gastrotomie… ‘Te prends pas la tête ! »
Non ! Il y a une solution, je le sens : elle mange avec sa mère, c’est donc qu’elle a de l’appétit, cette enfant !
Mais comme si ma sensation d’échec n’était pas assez présente, j’apprends dans la même journée qu’un verdict est tombé : Néné perdant beaucoup de poids, il a été décidé que si dans un mois elle n’avait pas grossi, la gastrotomie serait imposée.
Démoralisée, je décide de me changer les idées et d’aller boire un verre avec mes amis. Installés dans un bar atypique, nous passons un bon moment ; des musiques de plusieurs pays défilent…
Et là, cette chanson, avec le prénom de Néné dedans. Je reste comme figée. Je me précipite au bar et demande le titre de cette chanson au barman. « Néné », me dit-il, et c’est un texte en Wolof, langue parlée au Sénégal…
Je passe la nuit à apprendre la chanson. Le lendemain, c’est d’un pas déterminé que je vais travailler. Au moment du temps de jeux libres, je m’approche de Néné, et commence à lui chanter la fameuse chanson qui porte son nom. Tout à coup, Néné rit aux éclats, et un sourire jusqu’aux oreilles, elle se redresse, frappe des mains… Elle si introvertie en règle générale, a été comme par enchantement réveillée par cette chanson qui chante son prénom.
Mais le moment du repas approche. J’ai la pression. Nous y voilà, Néné assise sur sa chaise trip-trap devant son assiette, moi assise à sa gauche. Comme d’habitude, elle commence à pincer ses lèvres, l’air de me dire : « C’est pas encore ce midi que je mangerai ! » J’approche ma bouche tout près de son oreille, et lui murmure la chanson… Et tout naturellement, comme si elle n’attendait que cette chanson-là, elle ouvre grand la bouche… et mange.
Une sensation bizarre s’est emparée de moi. Les larmes ont commencé à monter, de joie et de fierté, car je savais que la mère de Néné appréhendait énormément la gastrotomie : selon ses propres mots, elle ne voulait pas que cet instrument pénètre dans le corps de sa fille. D’ailleurs, cela enlevé beaucoup de choses à Néné : les moments privilégiés avec sa mère pendant les repas, le plaisir des saveurs, le plaisir de manger tout simplement…
Néné a pris trois kilos en trois mois et désormais cette chanson, ou plutôt SA CHANSON, je l’utilise au quotidien. Lorsque Néné est triste, dans des moments difficiles pour elle (verticalisation, change,…) mais aussi comme ça, sans raison, juste pour le plaisir, au détour d’une chanson…
Anaïs, Monitrice-éducatrice
Ce récit est extrait du livre Sortir de l’impasse (L’Harmattan, 2022) ; on y trouvera une analyse et des citations
WIKI : détour, rituel (individualisé ; reconnaissance du lien)
Citations :
« Au cours de la visite des parents, que se passe-t-il au sein de cette relation à trois : parents, enfant, soignant ? Il est certain que le malade qui nous voit en bons termes avec sa mère ou son père, d’accord avec eux, bénéficie de cette situation (…). L’accord ou le désaccord se répercute toujours d’une manière remarquable sur le comportement du malade. Nous avons vu naître chez des malades ayant assisté à un entretien triangulaire parfaitement réussi une douceur, et même une sorte de tendresse, qui a duré quelques jours. Au contraire, quand il semble que quelque chose n’ait pas bien fonctionné,, que le parent a été hostile à l’institution ou le soignant hostile au parent, l’humeur du malade s’en ressent. Le choix des vêtements, la coiffure, tous les petits actes que les parents peuvent accomplir pour leur enfant hospitalisé, sont souvent des révélateurs remarquables de la bonne ou mauvaise entente au sein du trio (…). Le malade sent plus que les deux autres qu’un conflit est sous-jacent à nos attitudes : c’est comme s’il se croyait pris dans un étau, comme s’il allait être écrasé, détruit par l’un ou par l’autre. » A. Eberentz et alii., Les oubliés de l’hôpital psychiatrique, p. 168-9
« Le rituel est conjonctif, car il institue une union (on peut dire ici une communion) ou, en tout cas, une relation organique, entre deux groupes (…) qui étaient dissociés au départ. » Levi-Strauss, La pensée sauvage, p
« Dans le quotidien le plus banal, il y a risque d’un « choc » entre la culture familiale et la culture institutionnelle, et symboliquement mise en question du lien [filial]» « Travailler avec les parents, ce n’est pas forcément les rencontrer physiquement (…), c’est d’abord reconnaître le parent intérieur de l’enfant. »