Hervé est arrivé à l’accueil en plein hiver. Il a été hébergé par la suite au CHRS.
Hervé a environ 44 ans. Il est petit et mince. Il porte des lunettes et est dégarni. Hervé a vécu près de six ans dans la rue : squats, abris de fortune – voitures. Hervé a une passion accrue pour l’alcool qui le réchauffe dans ses moments de tristesse aigüe. Néanmoins, il ne vient jamais alcoolisé à l’accueil de jour ; il attend « la nuit fraîche et lugubre pour se noyer dans la bouteille », disons-nous parfois.
Hervé aime beaucoup parler. Il parle avec tout le monde. Les résidents, les salariés. Quand il ne parle pas, Hervé est songeur, il fume sa cigarette seul, dans le froid, accoudé au mur. Je ne sais pas beaucoup de choses d’Hervé. S’il parle beaucoup, il ne dit pas grand-chose de lui.
Hervé a le sens de l’observation et du détail. C’est le genre de personne qui réussit à remarquer ce que justement on tente de faire oublier. Avec Hervé, on ne peut pas tricher. Pas la peine de dire que l’on est en forme si on est épuisé. Hervé a un radar et il vous le fait savoir.
Par exemple, Hervé complimente quand cela juge nécessaire et critique quand cela lui semble juste : « Très joli, ton collier Alice, ça scintille comme des étoiles » ou « On dirait que t’as grossi ? C’est le pull que t’as mis ? ». Il prend parfois des aises qui me déplaisent et je lui dis clairement.
Malgré son aisance à bavarder avec le monde de la pluie et du beau temps, on sent qu’Hervé en a gros sur le cœur. Lorsqu’il vient à l’accueil de jour, il prend sa douche, son café, sa « clope ». Il mange le midi, puis repart avec son sac à dos dans son hôtel de banlieue.
Un jour, pendant la préparation du repas de midi, j’ai décidé de mettre la table (chose qu’habituellement on ne faisait pas car chacun prenait son assiette). En arrivant Hervé et un autre homme s’étonnent de voir la table mise et avec enthousiasme et disent « aujourd’hui, c’est comme au restaurant !!! ». Le repas, ce jour là a duré plus d’une heure et les quinze hommes assis autour de la table ont débattu de choses et d’autres dans une ambiance conviviale.
Une simple mise de table avait créé une atmosphère chaleureuse et avait rassemblé. Afin de poursuivre dans cette dynamique, nous avons donc mis la table et chaque jour le repas devenait plus long. Ce moment prenait un autre sens, pas seulement celui de se nourrir, il était vecteur de liens, de partage. Les personnes qui faisaient le repas, celle de l’accueil de jour, tous participèrent progressivement à la mise de table et à la vaisselle. Hervé, lui était souvent en retrait. Jusqu’au jour, où je lui ai demandé de m’aider à couper les tomates…Hervé s’y attèle soigneusement ; il prépare une belle salade de tomates, bien présentée ; sa salade éveille nos papilles gustatives !! je suis plutôt surprise et me dis alors qu’il y a peut-être quelque chose à faire avec Hervé autour de la cuisine. Le lendemain midi, celui-ci vient me voir et me demande ce qu’on mange en précisant : « S’il y a besoin, je suis là ». Je lui prose de préparer une salade, ce qu’il fera avec soin. Les résidents du CHRS et les personnes de l’accueil de jour apprécient ce que fait Hervé. Les jours passent et hervé prend sa place en cuisine.
Désormais, Hervé, chaque midi, prépare, découpe la viande, l’assaisonne, fait mijoter les légumes, fait revenir les champignons, fait fondre les oignons. Pour un homme qui a passé plus de six ans dans la rue, je trouve qu’il manie la cuisine comme un chef ! Durant ces moments, Hervé m’apprend bien des choses ; moi, qui ne sais presque pas cuisiner !
Hervé m’apprend à découper des tomates, à faire une sauce, un gratin… Il m’entraîne sur le chemin des odeurs, des saveurs et des épices… Je suis à bord de son bateau-cuisine… Instant de partage, de plaisir, d’apprentissage…
Et comme dit Hervé « Ҫa fait du bien de manger !! »
Jour après jour Hervé est devenu « celui qui cuisine » à l’accueil de jour. Il innove et invente des plats et progressivement il entraîne avec lui d’autres hommes de l’accueil de jour. Une véritable dynamique s’installe ; les messieurs vont faire les courses, préparent, dégustent.
Hervé, chaque matin a les yeux moins encombrés de tristesse et d’alcool ; il a désormais un but dans la journée : il vient cuisiner. Il ne repart plus, juste après les repas, il reste discuter un peu. Bien sûr, il a toujours des moments songeurs accoudé au mur où il fume sa cigarette seul. Mais petit à petit, Hervé va nous livrer des instants de sa vie en cuisinant :
« Tu sais ce que je faisais avant, moi ? Je travaillais, parce que j’ai travaillé quand même : je cuisinais dans un resto ! »
« Et puis après, dans la vie, y a des trucs ! Tu sais quand t’es amoureux, tu ferais n’importe quoi, et quand ça s’arrête !! C’est le bordel !! »
« Moi, j’ai une fille, elle doit avoir ton âge, je crois ; elle a un caractère, j’te raconte pas ! Et puis elle est belle ma môme ; j’ai un garçon aussi, il a 15 ans, j’les vois pas assez ».
« Cet été, j’pars en vacances, j’vais aller en Albanie » « J’prends une caisse, et j’me barre, même si on m’a retiré le permis, j’m’en fous !! » « J’veux le soleil, et tout… des vacances », « Bon ! On mange ! ».
Hervé n’est pas parti au soleil en Albanie. Il a été hébergé au CHRS avec la volonté de « s’en sortir » comme il disait.
Je n’ai pas été la référente d’Hervé, mais je continuais à le voir et à discuter avec lui régulièrement. Dans un premier temps, Hervé s’était attribué une place quasi de leader au Foyer. Il participait activement à la vie du site. Il en faisait presque trop, « pour faire plaisir », je pense. Il se sentait investi dans ce rôle-là et cela le revalorisait. Hervé voulait faire des choses, plein de choses. Alors il bricolait, portait des cartons, faisait le ménage, réparait ce qui était cassé et continuait de cuisiner au foyer. Il a même souhaité être bénévole dans une association (pour faire des petits travaux) ; il a pris rendez-vous avec le directeur mais n’y est jamais allé.
Ses démons l’ont malheureusement rattrapé…
Je ne sais pas ce qu’il s’est passé pour Hervé, il semblait être tellement bien qu’on était pris à rêver pour lui un bel avenir….
J’espère juste qu’Hervé se souviendra de ces petits moments savoureux qui parfois réchauffent quand il fait si froid.
Alice, éducatrice spécialisée
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