Je suis en stage dans un appartement de coordination thérapeutique, les textes ci-dessous sont issus d’expériences vécues durant celui-ci.
Les résidents hébergés sont en situation de fragilité psychologique et sociale, ayant une situation financière précaire, et étant porteurs de maladies chroniques et invalidantes. Ils sont originaires d’Afrique subsaharienne. La proximité des appartements est telle que le collectif prime et devient un outil de travail au quotidien. Deux appartements dans le même immeuble hébergent huit résidents. Deux autres appartements d’immeubles voisins hébergent 4 autres résidents. Chaque midi, un repas collectif est préparé dans un des deux appartements par la maîtresse de maison, une éducatrice ou un résident. L’accompagnement s’appuie sur la dynamique d’une vie de groupe durant la vie quotidienne mis en lumière par les ateliers éducatifs hebdomadaires ou épisodiques proposés aux résidents.
- L’atelier des premiers secours
Un petit peu en avance, Nicolas sonne à la porte. Nicolas, formateur secouriste, a accepté de venir bénévolement au foyer ce samedi pour mettre en place une initiation aux gestes de premiers secours. C’est un personne très calme et investie dans l’associatif social. Nous sommes d’ailleurs bénévoles dans une même association, et c’est par cet intermédiaire que j’ai pu le rencontrer et lui proposer de venir. En invitant exceptionnellement un intervenant dans la structure, la routine se brise et cela crée un « événement ».
Nous discutons quelques minutes du déroulé de l’après-midi et montons à l’étage le matériel nécessaire. Il prépare la salle et j’en profite pour aller chercher les résidents et les informer de l’arrivée de l’intervenant qui va débuter la formation.
Je vais alors les chercher, et là, à ma grande surprise, Alexis qui est assez réfractaire à toute activité et tout moment en groupe et qui m’avait finalement dit qu’il ne viendrait pas, se réjouit de venir, me disant qu’il n’avait pas vu l’heure, et il s’empresse de monter. Adama, qui est lui aussi très solitaire et ne participe à aucune activité collective en règle générale, est prêt quand je l’avertis que c’est l’heure. Je rencontre Guy en train de manger, il vient de rentrer de son rendez-vous médical assez éprouvant, et m’affirme que malgré sa fatigue, il nous rejoint après son repas pour participer. Je croise Marie dans le couloir qui elle me dit qu’elle viendra participer mais qu’elle devra partir bientôt, dans une demi-heure. (Elle restera finalement jusque-là fin).
Alexis est un homme d’une trentaine d’année, assez menu qui s’habille principalement en jogging. Il est facilement irritable et peut s’emporter d’une seconde à l’autre si une phrase ou une situation le gêne. Il est alors important d’employer les bons termes au bon moment pour ne pas le braquer. Les résidents tardant à rejoindre Nicolas, celui-ci avait préparé la salle et disposé un premier mannequin au sol à l’entrée. Pour l’anecdote, le mannequin allongé au sol est lui aussi habillé d’un survêtement qu’aurait été susceptible de porter Alexis ! Les résidents arrivant chacun leur tour, sont tous étonné à la vue de ce mannequin au sol, qu’ils confondent rapidement tous avec Alexis… Alexis arrive, Marie lui raconte : « Alexis ! Le mannequin te ressemble, je pensais que c’était toi par terre » s’exclame-t-elle en riant. Alexis sourit et répond à son tour « Et ouais, on a presque le même jogging ». A ma grande surprise, le groupe se forme donc et l’initiation débute. Les résidents ne connaissent pas l’intervenant, il prend le temps de se présenter rapidement pour expliquer qui il est et ce qu’il va faire avec eux ce jour-là. Tous, très intéressés par les explications et les démonstrations, sont attentifs.
L’atmosphère semble détendue et tous les résidents arrivés nous commençons la séance.
Alexis est souvent en conflit et en mauvais termes avec les autres hommes. Lors de la mise en pratique des gestes, le formateur, ignorant les conflits récurrents et le contexte du groupe propose naturellement à Adama et Alexis de se mettre en binôme. Adama n’est pas emballé par la proposition, un peu réfractaire à ce contact forcé, mais se laisse convaincre par la motivation d’Alexis. Tout le monde participe dans la bonne humeur, des binômes se font et se refont, l’atelier vit avec les échanges qui s’y passent. L’initiation se conclut par de nombreuses questions de la part de tous. Ils finissent par remercier Nicolas de l’importance des gestes qu’ils ont appris aujourd’hui et chacun repart à ses occupations.
Comme nous dit Fernand Deligny : « L’éducateur est un créateur de circonstances ». En effet « il suffit de mettre en place des circonstances favorable à certaines aspirations pour qu’elles se développent ». Cette après-midi, Nicolas ne connaissant aucune personne et ne venant qu’exceptionnellement, la circonstance était idéale pour développer des nouveaux liens, des attitudes ou des façons d’agir différentes. Le lieu est le même si ce n’est les mannequins et matelas qui sont au sol, mais la personne change. Le cadre étant modifié par la venue d’une personne nouvelle, les choses changent en fonction ce point caractéristique qu’est la personne différente, une personne neutre et inconnue qui vient exceptionnellement. [1]
- L’atelier informatique
Je débute mon stage. Plusieurs ateliers d’initiation à l’informatique sont prévus en ce mois de septembre avec un intervenant. Avant de débuter mon stage, et dans l’intention de faciliter mon intégration et ainsi m’aider à nouer des liens et une relation éducative avec les résidents de la structure, mes collègues me désignent comme référente de l’atelier informatique.
J’organise alors avec l’aide de l’intervenant, les séances d’initiations à l’informatique de base. Les jours précédant la première séance, j’informe les résidents de cette prochaine initiation. Tous sont très motivés pour y participer, vue l’importance aujourd’hui de maîtriser l’outil informatique pour effectuer leurs démarches administratives.
Julie est arrivée récemment sur l’appartement thérapeutique, suite à des opérations médicales, elle n’a plus accès à la parole. Elle communique avec chacun à l’aide de signe et d’écrits sur des bouts de papiers. Julie et Charles qui sont tous les deux très à l’aise avec l’informatique qu’ils utilisent quotidiennement : ils n’ont pas besoin nécessairement de ces séances. Mais en m’entendant informer les autres résidents de ces prochaines séances, ils sont immédiatement intéressés pour y participer. Je suis alors étonnée de leur souhait et leur explique bien qu’ils n’apprendront rien de nouveau.
Charles comprend bien qu’il s’agira uniquement de bases qui ne lui seront pas nécessaires, mais insiste pour participer et pouvoir aider les résidents s’ils en ont besoin. Julie, qui est de nature très positive et enjouée par chaque activité proposée, souhaite, elle aussi, participer afin de montrer les manipulations et la façon de faire aux résidents : « Ah oui je pourrais participer à leur apprendre », et Charles ajoute : « oui je serais là, je veux participer pour aider ». Je leur réponds enthousiaste : « Super, c’est une bonne idée, oui vous pouvez venir participer à l’atelier pour aider les autres résidents qui ont plus de difficultés en informatique ». La proposition venant d’eux, elle n’est en aucun cas une imposition et leur permettre de faire reconnaître leurs possibilités et ressources dans ce domaine. Je leur dis alors qu’ils seront les bienvenus s’ils veulent participer en aidant les résidents, ou même animer la séance avec l’intervenant. Ils sont ravis et me disent qu’ils seront bien présents.
Nous parlons de ces ateliers en réunion. La maîtresse de maison étant présente et ayant peu de maîtrise en informatique, semble intéressée elle aussi à participer pour apprendre les bases. Nous voilà le jour J, il est 13 heures 45 et l’intervenant est arrivé un poil en avance. Nous préparons les ordinateurs puis attendons les résidents qui doivent descendre aux bureaux pour l’atelier. Le temps passe, et personne n’arrive. Je monte les appeler pour les informer qu’il est l’heure.
En arrivant à l’appartement des femmes, j’aperçois Julie qui est en train de motiver et prévenir chacune des autres femmes qu’il est l’heure et qu’il faut qu’elles descendent. Charles, lui, arrive au bureau le premier (mais en retard), très motivé pour participer et aider les autres à apprendre. La maîtresse de maison se joint à l’atelier, et participe au même titre que les résidents à ces ateliers d’apprentissages. Elle apprend avec eux et en même temps.
Julie arrive avec son petit carnet et un stylo qui lui sont indispensable pour communiquer avec les autres étant donné son mutisme. Elle est motivée, et pleine de bonnes intentions pour aider les autres dans un domaine où elle se sent à l’aise. Auparavant elle a travaillé dans le domaine de l’informatique. Julie a au fond d’elle une force intérieure profonde qui la pousse à voir le meilleur de chaque situation et de chaque personne. Elle n’a pour le moment plus accès à la parole, elle communique sa force positive avec les autres par ses échanges écrits, son sourire et ses pouces levées. Elle observe les personnes ayant besoin d’aide et prend le temps d’aller vers eux pour leur montrer et leur expliquer la manipulation. Elle prend le temps d’aider chacun. A chaque réussite, je vois Julie se réjouir et lever les pouces en l’air, signe de la victoire, pour féliciter et valoriser les résidents.
Charles quant à lui, et de nature plus réservé et discret. C’est un homme d’une quarantaine d’année très respectueux envers les autres. Il est actif professionnellement, il commence prochainement un travail de téléconseiller chez EDF. Il maîtrise parfaitement les bases de l’outil informatique.
Voyant Julie et Charles à l’aise et prenant leur tâche d’aidant bien à cœur, j’informe discrètement Guillaume l’intervenant en informatique que je vais m’éclipser pour leur laisser entièrement la place. Je fais mine d’avoir un travail à continuer et dis à Charles et Julie : « Je vous laisse avec Guillaume jusqu’à la fin de l’atelier, je suis dans le bureau juste à côté, je dois continuer un travail que j’ai commencé ce matin. Vous vous y connaissez encore mieux que moi je suis sûre. S’il y a besoin je suis dans le bureau. ». Julie me fait un signe de la tête pour me montrer son approbation, et Charles me répond rapidement : « Oui pas de soucis Elodie ». Je n’avais pas d’impératif, mais j’ai senti nécessaire de leur laisser toute la place de pouvoir aider comme c’était leur souhait et ainsi de les responsabiliser en les laissant seuls durant la suite de l’atelier.
Julie et Charles prendront plaisir pendant cela deux heures à aider, montrer comment ça fonctionne. Je les aperçois aller vers chaque résident, pour s’assurer que tous arrivent à réaliser l’exercice. Ils font preuve de beaucoup de bienveillance envers chacun.
Dans cette situation les places et les rôles se sont inversés, Julie et Charles se sont ainsi retrouvés de leur plein gré en position d’aider les résidents et professionnels (je rappelle que la maîtresse de maison a participé à l’atelier au même titre que les résidents) alors qu’habituellement ils sont en situation d’être aidés par les professionnels de la structure : la distance a été abolie. Vincent de Gaulejac [2] demandait : comment aider une personne dans le besoin sans la diminuer ? Je pense que l’aide apportée doit dans la mesure du possible permettre la réciprocité. Chacun étant capable d’aider à sa manière et dans un domaine précis. A nous éducateurs, de repérer les capacités de chacun et de saisir l’occasion de permettre à la personne de pouvoir aider à son tour. C’est ainsi, en offrant à la personne dans le besoin de pouvoir elle aussi agir pour aider d’autres personnes dans le besoin, que nous reconnaissons ses savoirs et ses capacités, que nous reconnaissons la personne comme sujet étant capable d’agir. Cette nouvelle position d’aidants valorise Charles et Julie, qui se sentent reconnu en tant que personnes capables d’aider et non pas en tant que personne ayant besoin d’aide.
Ils ont occupé pendant cette séance une place différentes de celle au quelle ils ont l’habitude. L’institution en tant que structure participe au jeu de rapport de place[3], et leur a permis de s’investir dans un rôle essentiel, qu’est celui de l’aidant. Cela a permis de sortir du positionnement face à face habituel : résident- professionnel, de sortir de la place assignée pour évoluer vers une nouvelle configuration avec le « face à face » entre résidents. Les rapports se déplacés, et une nouvelle configuration de jeu de rapport de place s’est dessiné cette après-midi-là laissant entièrement la place à ces deux résidents aidants, pour qu’ils soient reconnus en tant que sujet capable d’aider l’autre à son tour.
- La préparation du repas
Chaque midi, nous prenons le repas avec les résidents. Le menu est décidé par les éducateurs et le repas préparé par Martine, la maîtresse de maison. Il est midi trente, l’heure de manger est arrivée et nous voilà en train d’appeler les résidents pour qu’ils passent à table. Nous toquons à chaque porte de chambre, « Bonjour Adama, il est midi trente on va aller manger », « Bintou, Martine a préparé le repas, vous venez manger ? ». Plus les jours passent et plus je trouvais cette situation d’aller chercher dans leur chambre les résidents pour qu’ils mettent les pieds sous la table infantilisante et non reconnaissante de leur personne et de leurs capacités. J’eus l’impression qu’une mère de famille appelait son adolescent pour lui dire de venir manger ! S’agissant d’adultes, j’eus l’impression qu’on ne prenait pas en considération leur capacité d’élaboration, leur parole et leurs envies. Cette situation me dérangeait beaucoup.
J’ai élaboré un projet de décision collective autour des menus du repas de midi. Se mettent alors rapidement en place des « commissions menu » où collectivement et dans la convivialité nous choisissons et élaborons tous ensemble le planning des menus du midi des deux mois qui suivent. Chacun peut proposer, et élaborer un ou plusieurs repas pour le groupe s’il le souhaite. Plusieurs résidentes prennent plaisir à proposer et préparer pour le groupe. D’origine africaine, les hommes du groupe ont moins l’habitude et ont tendance à être moins à l’aise dans la cuisine. Adama participe à la deuxième commission menu, et propose différents repas en suggérant que ce soit Karima qui le prépare car elle a l’habitude et sait bien cuisinier. Je lui dis : « Adama vous ne pouvez pas imposer des préparations de repas à Karima, si vous voulez vraiment ce repas typique, vous pouvez le préparer vous ? », Karima, répond d’emblée : « Non ça me gêne pas, je vais le faire y a pas de soucis ». Si les deux sont d’accord je ne peux pas m’y opposer, mais me lance dans une initiative encore nouvelle. « Adama vous pourrez préparer avec Karima, comme ça elle vous expliquera comment faire, et pourra vous apprendre. Qu’est-ce que vous en pensez ». Un instant s’écoule, Adama a une mine dubitative, paraît hésiter, puis répond rapidement : « Oui pourquoi pas ». Je les inscris alors tous les deux sur le planning des repas.
La semaine précédant la préparation de leur repas, je m’assure que leur motivation et disponibilité pour préparer sont toujours là. C’est le cas. Impeccable, je les inscris alors officiellement pour préparer un repas la semaine suivante. La veille Karima anticipe l’achat des courses, elle vient me voir pour me demander l’argent nécessaire. Je lui demande s’il est toujours question qu’elle le réalise avec Adama : « Oui oui on commence à préparer à 10h mardi, je lui ai dit de monter dans notre cuisine. ». Le lendemain matin comme convenu ce sont eux qui s’occupent du repas. Dans la matinée je passe voir un résident à l’appartement, et en profite pour les saluer en cuisine en m’intéressant à leur préparation. Karima est en pleine action, en train de couper des légumes. Adama mélange la sauce et je les entends parler dans leur langue. « Ca a l’air bon ce que vous préparez » leur dis-je, « Oui ça c’est Adama qui l’a fait, hé il apprend vite !» me répond-t-elle en riant. « Faut dire que Karima m’apprend bien » ajoute Adama. La suite de la préparation se continue dans la convivialité et la bonne entente. Je retourne au bureau discuter avec mes collègues, le temps passe, et voilà qu’à 12h 35, ça sonne à la porte. J’ouvre et Adama s’exclame : « C’est l’heure de manger, le repas est prêt, vous pouvez monter !» et repart rapidement, sûrement pour informer les autres résidents.
Le repas fut un succès : chacun félicite les cuisiniers pour le bon repas du midi. A ces compliments, Karima et Adama sourient timidement…
Les rôles se sont ainsi interchangés, les professionnels préparant le repas et appelant les résidents à venir à table ont laissé leur place ce jour aux résidents. Les cuisiniers ont pris une place inhabituelle qui a permis d’instaurer une nouvelle dynamique.
A la suite de ce premier repas entrepris par des résidents, d’autres qui ne s’était pas manifestés à la commission menus, proposent eux aussi de préparer un repas pour le groupe. Paul Fustier appelle « effet ricochets » « l’effet de changement, de traitement ou de soin que peut avoir cette liberté laissée à l’enfant de s’introduire dans une pratique qui ne le vise pas mais qui reste ouverte s’il veut s’y engager. »
Elodie, éducatrice spécialisée
[1] Fernand Deligny : esquive, dérive et tentatives d’éducation
[2] avec Léonetti, La lutte des places
[3] Jacques Marpeau, Le processus éducatif