Problème : une enfant psychotique pose sans cesse des questions auxquelles on a déjà répondu : que faire ?
Romane a 13 ans. C’est une jeune fille très grande, brune avec une épaisse chevelure. Romane adore le rose. Elle est très souvent habillée dans cette couleur, qui lui va très bien, je trouve… Mais Romane est psychotique : elle bave beaucoup, fait des bruitages (grognements), ne s’exprime pas en faisant des phrases, mais plutôt en disant des mots isolés sous forme de questions : par exemple, elle dit « manger ? » quand c’est l’heure d’aller à la cantine. Il me semble d’ailleurs n’avoir jamais entendu Romane s’exprimer à la première personne. Cette jeune fille me paraît relativement angoissée : elle l’exprime à travers ces questions incessantes et répétitives, au point que, je l’ai constaté, de manière générale nous ne souhaitons plus lui répondre : « Non Romane, je t’ai répondu une fois, maintenant tu connais la réponse, donc je ne te réponds plus ». A ce moment là, comme souvent quand elle est mal, Romane secoue ses mains de manière frénétique devant son visage, et sa voix tremble de manière grave.
Aujourd’hui, comme tous les matins, lorsque j’arrive à la porte de l’IMP, Romane m’attend : je la vois là-bas qui se met sur la pointe des pieds pour me voir lorsqu’elle entend mon « Bonjour » que j’adressais à la directrice depuis la cour.
A peine ai- je franchi le pas de la porte de l’établissement que Romane fonce littéralement sur moi et me tend sa main, que je serre en retour : « Bonjour Romane, comment vas tu aujourd’hui ? » Elle me sourit, me regarde avec les yeux qui pétillent. Elle me pose alors une avalanche de questions : « Fais quoi aujourd’hui ? », « et demain ? » Je réponds bien évidemment scrupuleusement : « Eh bien ce matin, tu vas à la piscine, puis ensuite tu as orthophonie avec Christine… ». Mais je me rends compte que plus je réponds à ses questions, plus Romane s’empresse de m’en poser de nouvelles. Son éducatrice l’invite alors à rejoindre le groupe. Je reste perplexe : effectivement, j’ai vraiment le sentiment que répondre aux questions de Romane l’angoisse encore plus…
Le lendemain, après en avoir parlé en formation, je salue Roxanne, je lui demande comment elle va. Elle se plante devant moi à moins d’un mètre et elle m’assaille de ses questions habituelles, se tordant les poignets, me regardant droit dans les yeux : « Danse aujourd’hui ? » Je fronce les sourcils, les mains sur les hanches : « Ah bon ? T’es sûre ? »… « Ben je ne sais pas moi, j’ai complètement oubliée ! Olala va falloir m’aider à me rappeler ! » Roxanne me répond, sûre d’elle : « Oui, danse, Clémence (la psychomotricienne) ». Et puis je réitère mon cinéma, lui demandant sur ce mode si elle sait aussi pour cette après midi : « Après midi, Hélène » (l’éducatrice spécialisée qui propose un atelier théâtre). Je la regarde, grimaçant mon étonnement et lui réponds : « Quoi, t’es sûre ??? Sûre sûre sûre ? » Elle s’esclaffe et me dit : « Ooouuiii !!!»
Ce « oui » me semble le plus affirmatif qu’elle m’ait donné ; elle cesse de se tordre les poignets et de trembler, s’en va saluer une éducatrice qui vient d’arriver, puis part jouer dans la cour.
Je ressens véritablement un « avant » et un « après » ce jour-là. Je perçois une certaine confiance de la part de Romane, elle est plus détendue. Elle m’invite régulièrement à jouer avec elle. S’est instauré un rituel chaque matin : elle me pose des questions, le sourire aux lèvres, comme si elle attendait ce moment, comme si elle savait que j’allais jouer un personnage. Alors j’essaie de changer les mimiques à chaque fois, fronçant les sourcils, prenant des voix différentes, graves, puis plus aigues, voire stridentes : « Quoi ?? Qu’est-ce que tu fais cette après midi ? Euh j’sais pas… ».
Je dois dire que j’ai ici vraiment vécu un « vrai rendez-vous » avec Romane. Je me suis aperçue que depuis le début, en voulant répondre directement, sans jouer, je me trompais sur toute la ligne. Je pensais la rassurer alors que j’envenimais l’angoisse. En fait, Romane était apaisée et rassurée d’être dans la position de celle qui sait, alors que l’éducatrice ne sait pas.
Cela avait l’air tellement agréable pour elle de savoir mieux que moi !
« on joue alors à ne pas savoir, on se fait alors questionneur « naïf » pour requalifier les psychotiques comme sujets pensants »[1].
Isabelle, Educatrice spécialisée
WIKI : jeu de places
[1] François Hébert : « Rencontrer l’autiste et le psychotique », Dunod
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