Problème : un résident s’est suicidé. Comment faire avec les autres, qui sont bouleversés ?
Cet été, un jeune homme, Alexandre, a décidé de mettre fin à ses jours.
Alexandre avait 27 ans, il était d’origine martiniquaise. Il était grand, sec, avait un visage doux et beau. Alexandre aimait prendre soin de lui, de son corps, et était attentif aux personnes qui l’entouraient. Il était très cultivé. Lorsqu’on jouait au « Trivial poursuit », être dans son équipe garantissait de gagner la partie. J’ai joué à ce jeu à plusieurs reprises, il se démarquait du groupe par ses connaissances qui facilitaient l’obtention des camemberts. Il aimait aborder des sujets scientifiques, politiques… Il parlait peu de lui, disait toujours que tout allait bien.
Et en effet, Alexandre travaillait depuis quelques jours en tant que préparateur de commande ; il devait prendre un appartement courant septembre : tout semblait aller bien. Son insertion était sur les rails, mais quels plaisirs avait-il à côté de cette vie bien rangée, « boulot dodo » ? Avec du recul, j’ai pu remarquer en reprenant mon carnet de bord qu’Alexandre ne participait plus depuis quelques mois aux activités proposées. Souvent, il prétextait un besoin de repos après une semaine difficile ou bien il partait en week-end chez sa sœur en province…
Alexandre venait d’une communauté thérapeutique et en était à presque deux années de prise en charge. Comme il était sur le départ, l’équipe qui l’entourait l’accompagnait dans la recherche d’un logement : il paraissait aller bien. L’annonce du décès fut un véritable choc pour l’ensemble des personnes qui le connaissaient, sa famille, les résidents, l’équipe, ses proches…
Je fus bouleversée lorsque je l’ai appris par une de mes collègues, une semaine après (j’étais en congé). Un mélange de sentiments m’envahissait : l’étonnement, la tristesse, la culpabilité.
Comment vont les résidents ?
Comment vont mes collègues ?
Alexandre a-t-il laissé un mot pour expliquer son geste ?
Des réunions ont eu lieu, le psychologue de l’institution a rencontré les résidents et l’équipe. La direction de la structure s’est montrée très présente, l’équipe s’est sentie soutenue.
Moi, j’avais un décalage d’une semaine avec tout le monde. J’ai « pris le train en route », j’ai essayé de ne pas poser de questions trop poussées à mes collègues car je sentais que chacun était fragilisé et peu prêt à aborder les questions de fond. Vous pouvez imaginer le sentiment de culpabilité qui envahissait chacun de nous : résidents, proches d’Alexandre, collègues – sans parler de sa famille, car nous n’avions aucun contact avec elle.
Nous ne saurons jamais la (les) raison(s) qui a (ont) motivé son acte, mais cet évènement me renforce dans l’idée que les notions de centres d’intérêt, de plaisir, doivent être au centre de notre accompagnement, notamment auprès de personnes toxicomanes. La vie vaut-elle la peine d’être vécue ?
Les résidents n’en parlaient pas. La mort, ils la connaissent, ils l’ont frôlée pour certains et pour d’autres ils ont eu beaucoup de compagnons de toxicomanie qui sont partis à cause d’une overdose, d’une maladie, d’un suicide. Je n’ai évidemment pas abordé le sujet en direct.
Un matin, je fume une cigarette sur le pas de la porte quand Sylvie arrive. Elle s’assoit auprès de moi, s’en allume une et me lance :
- Tu vas bien ?
- Oui, merci, et vous ?
- T’es au courant pour Alexandre ?
- Oui.
- Je ne le connaissais pas beaucoup, moi aussi, j’y ai pensé à me suicider ; ce qui m’a empêché de le faire, ce sont mes enfants. Ils seraient pas là, ça ferait longtemps que j’aurais mis fin à mes jours.
Puis elle plonge la tête dans ses épaules et me dit, avant que j’aie eu le temps de dire quoi que ce soit : « De toute façon, je veux pas en parler, ça ravive trop de mauvais souvenirs. » Elle écrase cigarette et rentre dans le bâtiment.
Ces quelques mots échangés avec Sylvie m’ont amenée à m’interroger. J’ai cru dans un premier temps que ça allait pour moi, puis quand il m’a fallu reprendre l’écriture de mes devoirs demandés par l’école, j’étais comme paralysée. Le symptôme de la page blanche m’avait saisie. J’ai éprouvé le besoin d’aller en discuter avec un formateur. Les quelques mots échangés, les conseils suggérés, m’ont permis de considérer cet état autrement, et d’écrire, d’écrire, d’écrire… J’ai mis sur papier ma tristesse, le sentiment d’injustice, de culpabilité, d’impuissance… Cela m’a fait du bien.
Les semaines passèrent aux appartements. Tous les mardis soirs, les éducateurs présents animent un groupe de parole destiné à tous les résidents n’ayant pas d’activité professionnelle. A la fin d’une séance, nous proposons comme à notre habitude, le thème de la prochaine fois. Pierre suggère de parler du suicide.
Les réactions sont mitigées, certains sont d’accord, d’autres manifestent leurs réticences à en parler.
Un silence. Mon collègue va clôturer la séance mais je lui fais un signe discret pour qu’il attende un peu. Je voyais que l’évocation du suicide plongeait certains résidents dans une sombre réflexion. Les visages avaient perdu leur sourire.
Je prends la parole : « J’aimerais vous dire quelque chose. Nous parlerons éventuellement du suicide la prochaine fois, mais j’aimerais dire à ceux et celles pour qui en parler, en groupe, ravive trop de choses, à ceux pour qui c’est difficile d’exprimer oralement ce qu’on ressent, qu’il y a un autre moyen pour évacuer, sortir ce qu’on a sur le cœur : l’écriture. Cela peut faire du bien d’écrire ce qu’on ressent ».
Court silence.
Je reprends : « Merci d’être venu et à la semaine prochaine ».
J’avais eu besoin de dire ça à ce moment-là. Je savais de quoi je parlais.
La séance s’est terminée, nous sommes tous allés dehors fumer notre cigarette, comme d’habitude.
Le quotidien reprit ; la semaine d’après au groupe de parole, nous avons parlé des soucis actuels, de la difficulté de reprendre une activité professionnelle… Parler du suicide n’était plus d’actualité.
Quelques semaines passèrent ; la vie avait repris son cours, l’arrivée de nouveaux résidents mit un peu de nouveauté dans le groupe….
Un mercredi après-midi, je bois un thé avec Sylvie et Thierry. Thierry est le plus jeune des résidents accueillis, il a 26 ans et partage la maison collective avec elle. Grand, fin, il porte des boucles d’oreille, il a des piercings sur les sourcils ; ses yeux marron paraissent noirs tellement la pupille est dilatée, du fait de son traitement quotidien de 250 gr de méthadone – un traitement très élevé : les autres résidents prennent environ 60gr.
Nous sommes tous trois assis dans le salon. Nous discutons de choses et d’autres, du nouveau travail de Sylvie dans un chantier de réinsertion et des projets de Thierry, quand Sylvie m’interpelle : « Babeth, j’ai quelque chose à te dire et j’ai envie de te remercier… » Je la regarde étonnée et lui dis d’un ton interrogatif : « Me remercier ? Mais pour quelles raisons ? » Thierry paraît lui aussi étonné, il regarde Sylvie, attentif à ce qu’elle va dire.
Elle reprend : « Il y a quelques semaines, lors du groupe de parole, tu nous avais dit à la fin que si on avait du mal à exprimer ce qu’on ressentait, on pouvait l’écrire. Hé bien, depuis que tu l’as dit, je le fais dans ma chambre le soir. Cela me fait du bien, cela me tient en vie. »
Thierry : « C’est vrai que ça fait du bien, pendant longtemps j’ai tenu un journal intime. Et toi, Sylvie, tu écris sur quoi ?
- (Sylvie) Sur des feuilles volantes que je cache, car je ne veux pas que personne les lise !
- (Moi) C’est tout à fait légitime, et je suis contente que vous ayez trouvé un intérêt à écrire…
- (Sylvie) Tu sais, parler en groupe je n’y arrive pas, mais depuis que j’écris, je me sens plus légère.
- (Moi) Moi aussi, j’écris, ça me permet d’évacuer certains sentiments.
- (Thierry) Moi aussi, ça me faisait du bien de tenir un journal intime, faudrait que je m’y remette… »
Je souris. Je ne souhaitais rien ajouter. Thierry m’expliqua par la suite qu’il tenait un journal quand il était adolescent. Mais lorsqu’il a commencé à prendre des produits, il était « dans un autre monde », il n’éprouvait plus l’envie d’écrire. Pour ce qui est de Sylvie, j’ai été très surprise qu’elle dise cela. Ses mots étaient forts, j’étais réellement touchée que mes suggestions émises dans le groupe aient eu de telles répercussions…
(titres imaginés par l’éducatrice : écrire pour ne pas oublier, écrire pour clarifier, écrire pour s’évader, écrire pour lâcher prise)
Babeth, Educatrice spécialisée
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