Problème : L’adolescente annonce qu’elle « se casse » du foyer : que faire ?
Fabienne est âgée de 14 ans, elle est placée dans la M.E.C.S où j’ai effectué mon stage long. Elle est dans cette institution depuis un an maintenant. Elle a intégré une pouponnière vers l’âge de un an suite au divorce difficile de ses parents. Fabienne aurait été l’enjeu du divorce : son père l’a accepté à la seule condition d’avoir la garde de sa fille. Suite à ces conflits, Fabienne s’est retrouvé placée ; elle voit son père tous les week-ends et sa mère rarement, voire pas du tout pendant de très longues périodes.
Fabienne une jolie jeune fille au teint mat ; elle a une longue chevelure brune et de grands yeux noirs cachés derrière des lunettes. J’avoue que de toutes les filles du groupe, elle a plus particulièrement attiré mon attention, du fait de sa maigreur. J’ai tout de suite pensé qu’elle pouvait être anorexique. Dès mon arrivée, Fabienne m’a fréquemment sollicitée, notamment pour faire ses devoirs.
Fabienne se différencie du groupe dans lequel elle vit par ses goûts et son comportement : elle adore jouer au foot ou au basket avec les garçons, aime les films d’action… Elle est la seule fille qui se moque royalement des marques de vêtements : « je préfère acheter moins cher pour avoir plus de choses ». Ses résultats scolaires sont moyens, pourtant elle a de grandes capacités aux dires de ses professeurs. Elle possède un réel talent pour le dessin et a un sens de l’humour étonnant. Elle peut être très pertinente dans les discussions, et fait preuve d’une imagination très étendue. Mais elle est aussi coléreuse, surtout au moment des devoirs. Elle réagit très mal à la frustration, et peut même devenir violente et insultante vis-à-vis de l’adulte, voire de ses camarades. Lorsque quelque chose ne lui convient pas, elle fugue…
Un samedi matin où Fabienne n’était pas partie en week-end chez son père. Elle n’avait pas classe et dès son réveil elle m’a demandé si nous pouvions faire une sortie. J’étais d’accord mais il fallait attendre que les autres soient prêtes. Nous étions en week-end, je ne voulais pas les presser, elles avaient le temps. Le fait que je ne réponde pas à sa demande immédiatement la mit en colère : elle lança une chaise qui se trouvait dans le bureau des éducateurs en me criant dessus : « Ouais vous me faites c… on peut rien faire ici ! J’en ai marre de vous » avec d’autres insultes variées… J’essayais de la calmer comme je pouvais en lui disant qu’elle n’était pas toute seule sur le groupe, qu’elle pouvait attendre un peu, que son attitude était inacceptable… elle continua à crier en me disant qu’elle s’en « foutait » et que de toute façon elle se « cassait ». A ce moment là, je me suis sentie prise au dépourvu. Ne sachant pas comment intervenir pour la retenir.
Ce qui m’inquiétait, c’est que si Fabienne a souvent verbalisé son ras le bol des institutions qu’elle fréquente depuis son plus jeune âge, elle a également souvent exprimé son désir d’en finir avec la vie. Je ne pouvais pas la laisser quitter son groupe sans la présence de quelqu’un avec elle, un adulte ou une camarade.
Fabienne était déjà dans l’escalier et se dirigeait vers la sortie. J’ai alors haussé le ton : « Je suis pas d’accord pour que tu t’en ailles ! ». Elle s’arrêta dans son élan au milieu de l’escalier, juste avant le palier du groupe des « petits ». Elle me regarda et me demanda en criant : « Pourquoi je peux pas partir ? » Je balbutiai plusieurs fois « non, je ne veux pas que tu quittes le groupe, parce que… » sans pouvoir lui répondre. Elle réitéra sa question : « Mais pourquoi ? » mais j’étais toujours très embarrassée. Honnêtement, je ne savais pas quoi répondre ; de plus, des petits de l’institution, interloqués par ce vacarme, commençaient à arriver sur le palier avec leur éducateur qui les priait de rentrer sur le groupe…
Elle était là, les cheveux en bataille, encore mouillés car elle sortait de sa douche. Soudain je lui ai dit d’un ton ferme : « Ok ! Tu sors ! Mais pas avec les cheveux mouillés et pas coiffés comme ça, tu risques d’attraper froid et c’est pas très joli ! »
Elle me fixa sans rien dire. Alors j’enchaînai sans attendre de réponse de sa part :
« Va me chercher ta brosse ! Je vais t’aider à démêler tes cheveux et à te coiffer, si tu veux ! »
Et j’ai tourné les talons pour rejoindre le bureau. A ce moment-là, à ma grande surprise, elle a cessé de crier ; je l’ai vue se dirigeant vers sa chambre, et revenir au bureau des éducateurs avec sa brosse et son peigne, pour s’asseoir sur une chaise, juste à côté de moi. Je me suis levée pour me mettre à côté d’elle. J’ai commencé à la coiffer sans lui parler, quand soudain elle a enfoui sa tête dans ses mains et fondu en larmes, en me criant :
- J’en ai marre de pas voir ma mère !
Effectivement cela faisait un bon moment qu’elle ne l’avait pas vue. Je me suis mise à lui parler, sur un ton doux et apaisant faisant contraste avec la scène qui venait de se dérouler :
- Tu peux le dire à ta référente ou à la direction…
- J’ai deux demi-sœurs que je ne connais même pas, tout le monde s’en fout, j’en ai marre !
- C’est faux Fabienne, tu sais très bien qu’ici on s’en fout pas… Il faut en parler ! C’est pas en piquant des crises comme ça que les choses vont s’arranger, c’est désagréable pour toi, mais aussi pour les autres filles et les éducateurs qui doivent supporter tes crises !
- Je sais…
Je l’ai laissée pleurer un bon moment avant de reprendre la discussion, afin qu’elle puisse « vider son sac de larmes ».
- Parles-en à la direction pour essayer de mettre en place un planning de visites chez ta mère…
Elle s’est calmée. Je lui ai proposé de faire un Monopoly, un jeu qu’elle adore. Elle a accepté sans hésitation. Et dès le début du jeu, elle a retrouvé le sourire. C’est d’ailleurs ce jour-là que je me suis aperçue que Fabienne était une adversaire redoutable au Monopoly… Je l’ai découverte stratège, voire sournoise dans l’objectif de gagner la partie. Et c’est ce qui arriva d’ailleurs : je me suis retrouvée sans un sou ; elle prenait un malin plaisir à me narguer avec tous ses billets de banque qu’elle avait dissimulés sous ses fesses (eh oui !), son but étant que je ne sache pas de la somme d’argent qu’elle possédait, tout en jouant la comédie tout le long de la partie : « Céline, je n’ai pas beaucoup d’argent ! »
La matinée s’est bien terminée, elle ne m’a pas reparlé de sortie… La direction de l’institution ayant entendu sa demande et compris sa souffrance, fit le nécessaire pour qu’un planning de visites chez sa mère soit mis en place. Le vendredi suivant, au moment du départ, on sentit chez elle beaucoup de joie et d’appréhensions…
Quand elle revint le dimanche soir, la direction nous avertit que Fabienne était accompagnée de sa mère, son beau-père, et ses demi-sœurs, et que tous allaient monter sur le groupe. Normalement, les familles n’ont pas accès au lieu de vie, afin de préserver l’intimité des jeunes qui y vivent. Cependant, la mère voulait voir où sa fille dormait. « Chose exceptionnelle car moment exceptionnel ». Nous avons pu, ce soir-là, les rencontrer pour la première fois. Lorsqu’ils sont montés à l’étage, Fabienne était accrochée au bras de sa mère, resplendissante : je ne l’avais jamais vue comme ça, très bien coiffée, maquillée… Ma collègue et moi étions heureuses de la voir ainsi. Elle avait passé un très bon week-end, mais le vendredi soir elle avait été malade au point d’aller aux urgences. Un mal de ventre intense avait inquiété sa mère le soir de son arrivée, et celle-ci avait téléphoné au directeur de l’institution avant d’effectuer la démarche.
Dans les jours qui ont suivi, nous avons pu voir une réelle amélioration du comportement de Fabienne, ce qui se comprend aisément. Quatre autres dates étaient prévues sur le planning ; elle les attendait impatiemment.
Or sa mère n’est jamais revenue la chercher, variant les prétextes lorsque le directeur ne la voyant pas arriver lui téléphonait le vendredi soir : elle était malade, la voiture était en panne… jusqu’à plus de nouvelles du tout de sa part. Cette année-là, j’ai passé mon premier noël à la Fondation. Fabienne était là…
Céline, Educatrice spécialisée et Assistante de service social
Histoire parue dans Sortir de l’impasse L’Harmattan p. 117 (on y trouvera une analyse et des citations) ; elle est proche de celle Nathalie dans Petites histoires de grands moments éducatifs (L’Harmattan) p. 148 : « Fugue sous haute protection »
WIKI : empathie, recadrage (reframe), rituel
Commentaires de Céline sur son histoire :
Il est certain que j’aurais pu, dès le début, lui dire qu’effectivement elle pouvait partir, l’institution n’étant pas une prison, cela aurait sans doute évité le conflit mais je pense que dans cette situation et avec cette jeune fille qui ne tolère aucune frustration, le conflit était nécessaire. Jean Cartry nous dit : « Accepter le conflit, c’est aussi, l’échange verbal étant impossible, procurer à l’enfant la certitude de sa résonance sur nous ; cette certitude dépasse largement le sentiment de sécurité, c’est une réassurance existentielle. Accepter le conflit avec un enfant carencé, c’est parfois préparer sa résolution dans une séquence véritablement maternante. »[1]
Il semble que je sois « allée dans le sens du symptôme » : ne sachant que faire pour la retenir, je lui ai proposé de m’occuper d’elle (cheveux mouillés et pas coiffés) car à ce moment-là son besoin profond était que l’on prenne soin d’elle : ses dires à propos de sa mère, de ses sœur, le montrent. Je lui ai dit « Oui, mais… » Je lui ai imposé une contrainte qui n’en était pas une. Elle savait pertinemment que si elle s’en allait, elle devrait en assumer les conséquences (sanction). Je suis sortie du cadre pour faire un recadrage (reframe).
Il ne fallait pas se demander « pourquoi tu veux partir ? » mais « comment tu veux partir ? » : « Devant un obstacle, un être humain a pour premier réflexe de se demander : « Pourquoi il y a ce problème et de qui est-ce la faute ? ». Dans la même situation, la fourmi a pour premier réflexe de se demander : « Comment et avec l’aide de qui vais-je pouvoir le résoudre ? » Il y aura toujours une grande différence entre ceux qui se demandent pourquoi et ceux qui se demandent comment. » Bernard Werber, Le livre secret des fourmis
Avoir changé de lieu, être sortie du jeu, du « spectacle » qu’elle jouait dans les escaliers à la vue des autres jeunes, avoir « tourné les talons » après lui avoir donné ma réponse avec douceur et fermeté, la laissant seule dans les escaliers avec « Oui mais… », lui a fait changer de direction. « Quand le public s’en va, la comédie s’arrête » dit Dodson qui appelle cela la méthode du « hors jeu ».
[1] Jean Cartry, les parents symboliques, p.58