Problème : l’enfant s’enfuit de l’institution ; que faire ?
Il était consigné dans sa chambre pour avoir détruit du matériel dans le parc de l’établissement, avec un autre enfant. Comme à son habitude il refusa la sanction. Dans un premier temps il protesta avec vigueur. Puis ayant été poussé dans sa chambre, plus ou moins par la force, il entreprit de sauter par la fenêtre, pour escalader le grillage et sortir de l’enceinte de l’institution. Première tentative. Je le reconduisis, sitôt arrivé en bas, à la case départ. A peine eut-il fermé sa porte qu’il recommença sans attendre. A ce moment précis je redescendis les escaliers à grandes enjambées, bien décidé à le ramener une nouvelle fois dans sa chambre. Comme je sortais du pavillon, l’autre éducateur me proposa de le laisser aller, sous-entendu : nous avons autre chose à faire que de lui courir après. Il ajouta : « Nous aurons le dernier mot quand il reviendra, à l’heure du déjeuner… »
Pour moi, je considérais qu’il fallait faire appliquer les règles de l’établissement à tous, sans exception. Je sortis donc et fit promptement le tour du bâtiment. Aziz n’avait cette fois pas attendu mon arrivée pour s’éclipser. Pensant qu’il était hors de l’institution, je passais ma tête hors du grillage. Je l’aperçus à cinquante mètres en train de courir à perdre haleine. A mon tour, je sautais le grillage et courus sur ses talons. Il se trouvait approximativement à trois cent mètres d’un petit bois que je connaissais bien, il voulait certainement s’y réfugier ou m’y perdre.
Je profitais de ce laps de temps pour réfléchir à la manière dont j’allais régler cet incident. A priori, ce n’était ni le dialogue, ni la force qui allait le convaincre de rester dans le pavillon. Si je le ramenais une nouvelle fois dans sa chambre, rien ne pourrait l’empêcher de ressortir. Si je le laissais rejouer dehors, cela signifierait qu’il avait eu raison d’outrepasser les règles. Il aurait obtenu ce qu’il voulait et serait libre de recommencer à tout casser.
Je savais qu’Aziz aimait courir. Un jour, il m’avait confié qu’au Maroc, il aimait partir seul pour courir à travers les rues ; je lui avais alors proposé de l’emmener faire un jogging avec moi, dès que l’occasion se présenterait. Je ne pouvais pas rêver meilleures circonstances pour tenir une promesse. Et j’allais même pouvoir tirer profit de cet effet de surprise. Faire de l’athlétisme dans les bois, en ma compagnie, c’était bien la dernière chose à laquelle devait s’attendre Aziz ! Dans son esprit, il était clair qu’il aurait droit à de vives réprimandes, dès que je l’aurais attrapé.
Je conservais la distance entre lui et moi jusqu’à l’orée du bois. Je ne voulais pas le rattraper tout de suite. Je voulais qu’il se défoule, qu’il évacue cette tension qui le maintenait en ébullition permanente.
Une fois dans le bois, nous étions sur un large chemin et j’accélérai ma foulée. Cela me permit de réduire la distance et l’obligea à accélérer. S’il était bien fatigué, notre tête-à-tête serait plus posé, et par conséquent plus fructueux.
Dans ce chemin, il était à fond et ne pouvait donc plus accélérer. Il essaya alors de me semer en coupant à travers bois. Je réduisis encore la distance. Il revint sur le chemin ; 20 mètres nous séparaient. J’arrivai à sa hauteur, il était à gauche du chemin, j’étais à droite. Il me regarda, n’en pouvant plus, se sentant perdu, et s’arrêta. Je ne le regardai toujours pas et continuait, au même rythme, sur 20 mètres.
Je m’arrêtai à mon tour, me retournai, et lui dis en prenant un air étonné : « Pourquoi tu cours plus ? ». Déconcerté parce que je ne m’étais pas arrêté et par cette question, il resta coi. Je renchéris : « T’es pas sorti du foyer pour faire un jogging ? ». Il me répondit d’un « non » à peine perceptible, qui traduisait son incompréhension. Je poursuivis, toujours avec le sourire : « Hé ben moi, je suis sorti pour courir avec toi, alors on court ». Son visage s’illumina et nous repartîmes en trottinant, dans la direction opposée à celle du centre. Nous nous arrêtâmes dans la minute qui suivit car il était vidé physiquement. Et je ne pouvais pas me permettre de laisser l’autre éducateur seul trop longtemps.
Nous rentrâmes en marchant côte-à-côte. Je profitai de l’intimité de ce moment pour lui demander quelle était la raison qui l’avait poussé à s’enfuir du foyer.
Le retour au pavillon fut assorti d’un long monologue d’Aziz. Il m’ouvrit son cœur, me retraça son histoire, m’expliqua dans quel état d’esprit il se trouvait à cette heure. Il conclut en soulignant que personne hors du foyer ne se souciait de son existence…
Vincent L. [Educateur spécialisé]
Texte publié dans Petites histoires de grands moments éducatifs, L’Harmattan : on y trouvera une analyse et des citations
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