Problème : l’enfant « abandonné » par ses parents, me demande d’être sa mère…
Julien est ce genre de gamin qui a l’art et la manière de se mettre tout le monde à dos, de se faire rejeter par tous. À tel point qu’il a réussi à se faire exclure de l’école primaire française traditionnelle et… d’un hôpital de jour !!!
Mes collègues ne le supportent guère mieux, tant ses cris, colères, provocations en tous genres, épuisent les plus chevronnés.
Et pourtant, nous avons lui et moi, malgré nos bagarres fréquentes, une relation pleine de tendresse et de respect…
Alors que ses parents n’ont pas donné signe de vie depuis 3 mois, un soir, au moment du coucher, Julien m’appelle à ses côtés. Il me prend la main et demande :
– Dis, si mes parents ne reviennent pas, tu voudras bien être ma maman et Christophe – l’éducateur du groupe – mon papa ?
Et me voilà donc, moi, l’éducatrice, prenant un ton professionnel pour lui expliquer qu’il n’aura jamais qu’un papa et une maman, quoi qu’il arrive et quoi qu’il fasse. Et que, s’ils ne viennent pas en ce moment, c’est sûrement qu’ils ont beaucoup de problèmes, mais qu’ils l’aiment… et bla bla bla, et bla bla bla…
Alors Julien me coupe la parole, visiblement un peu agacé :
– Bon d’accord, tu peux pas être ma maman, mais alors, tu veux bien être ma grand-mère et Christophe mon grand-père ?!!!
Ayant bien saisi que je n’avais pas répondu, très mal à l’aise, quelque temps plus tard je lui ai offert un poupon sur le corps duquel, sous les habits, comme un secret, j’ai écrit :
« Je suis un poupon magique.
Aussi longtemps que tu le voudras,
Chaque fois que tu me regarderas,
Que tu me prendras dans tes bras,
Tu sauras que Véronique pense à toi,
Où que tu sois,
Où qu’elle soit,
Tu auras toujours une place dans son cœur. »
Il a pris le poupon, l’a placé dans son lit. Par la suite, souvent, après les colères, lorsqu’il pleurait, il allait le retrouver. Parfois tout de même, dans les moments de crise, il jetait le poupon ou le mutilait un peu. Mais toujours, il le récupérait…
Depuis, Julien a quitté le foyer, avec son poupon, pour une autre structure. Je sais que ce poupon n’a plus guère de cheveux. Mais jamais Julien n’a détérioré son corps ni les mots qui y sont inscrits…
Véronique D. [éducatrice spécialisée)
Texte paru dans le livre Petites histoires de grands moments éducatifs (L’Harmattan) ; on peut y lire une analyse et des citations
WIKI : empathie, jeu (imaginaire), écrit
Qui n’a jamais reçu d’un enfant placé cette question : « Veux-tu être ma mère (mon père) ? », lorsqu’on ne nous appelle pas spontanément « papa » ou « maman » ... Comment répondre ?
Qu’on ne s’y trompe pas : ici, cessant de répondre de manière défensive (« je suis ton éduc, pas ta mère »), Véronique endosse bel et bien le rôle de la mère, celle qui sera « toujours là ». Mais pas n’importe comment : elle propose un substitut d’elle-même qui permettra à l’enfant d’accéder à une « présence de l’absent ». Elle l’invite à un espace imaginaire dans lequel la réalité devient acceptable. Elle propose une situation énigmatique qui va permettre à l’enfant de travailler sa demande d’amour au fil de scénarios tendres ou agressifs …envers le poupon ! (sans ce dernier, qui aurait subi tout cela ?).
Il faut ajouter que le recours à l’écrit engage quasi-contractuellement l’éducatrice dans une présence inconditionnelle symbolique auprès de Julien. Une manière de rappeler que le texte permet de donner quelque chose de soi-même, au-delà des règles admises de la « bonne distance ».
« Nous défendons l’idée que l’éducateur doit accepter d’être ainsi « convoqué » à une place de mère dévouée, mais qu’il doit aussi accepter d’en faire le deuil, deuil de l’idéal, deuil de l’illusion de pouvoir se substituer à ce qui, définitivement, a été perdu pour l’enfant (…) L’éducateur met ainsi en place les conditions pour qu’une relation au quotidien soit potentiellement transitionnelle, pour qu’elle puisse être investie par l’enfant de façon transitionnelle (…) Quelque chose est donné à entendre à l’enfant, qui peut ainsi aider en lui le travail de deuil de l’illusion ».
Fustier, P. (1993) Les corridors du quotidien, Presses Universitaires de Lyon, p.54-55
« Donner une lettre en guise de « viatique » est un cadeau qui peut être précieux au moment où on se sépare. […]. L’écriture est effectivement une médiation authentique : elle opère distance et rapprochement et favorise le travail de l’absence. »
Hébert, F. (2012) Les chemins de l’éducatif, Dunod, p.402-403