REMERCIEMENTS
À François, pour sa bienveillance, sa disponibilité, et d’avoir été mon guide et mon compagnon dans cette aventure qu’est le mémoire.
Merci de m’avoir appris à être vigilant à ce qui se joue dans les détails des rapports humains.
Aux professionnels et aux personnes accueillies à la clinique, pour cette formidable expérience. Merci en particulier à Virginie et Nolhan.
À Geoffroy, de m’avoir fait découvrir la psychothérapie institutionnelle, pour la qualité de son enseignement, ses conseils de dernière minute, et son amabilité.
À Olivia, d’avoir partagé mon quotidien au cours de mon travail en formation, et pour son soutien moral inconditionnel dans tout le processus.
À Jean-Luc, de m’avoir transmis le souci d’interagir avec mon prochain dans un rapport d’égalité, indépendamment de son âge ou de ses difficultés.
À Deirdre et Nicolas, de m’avoir toujours soutenu.
Sommaire
Introduction……………………………………………………………………………………………………………… 1
I. PSYCHOSE ET PSYCHOTHÉRAPIE INSTITUTIONNELLE……………………………………… 5
A. La psychopathologie………………………………………………………………………………………….. 5
1. La psychose…………………………………………………………………………………………………… 5
2. La schizophrénie……………………………………………………………………………………………. 5
B. La psychothérapie institutionnelle………………………………………………………………………… 7
1. Premières impressions : qui est fou et qui ne l’est pas ?………………………………………. 7
2. Les origines du mouvement : entre Freud et Marx……………………………………………….. 9
3. Le projet d’établissement ……………………………………………………………………………… 10
a. Les concepts de polyvalence et de transversalité : la circulation humaine ………. 11
b. Les médiations : « l’institution au cœur de la relation »…………………………………. 12
c. La place de sujet actif et la responsabilisation des pensionnaires……………………. 12
d. Les structures associatives : le lien avec l’extérieur……………………………………… 13
4. La clinique et son approche de la maladie mentale……………………………………………. 14
5. La place de l’éducatif dans un établissement thérapeutique au quotidien………………. 14
II. LES PENSIONNAIRES EN POSITION D’ACTEURS RESPONSABLES ET AIDANTS. 17
A. Les théories à l’origine de la responsabilisation ………………………………………………….. 17
B. Les effets de la position d’acteur responsable et aidant…………………………………………. 19
1. Une position qui met en lumière les aptitudes individuelles……………………………….. 19
2. Une position qui offre le sentiment de faire partie d’un groupe et de lui être utile….. 22
3. Faire appel aux ressources immatérielles personnelles : le concept « d’activité propre »…………………………………………………………………………………………………………. 27
C. Les ressources immatérielles personnelles : une richesse interne……………………………. 28
1. Les Centres d’intérêts et savoirs-faire…………………………………………………………….. 28
2. Les savoirs : une réserve interne consistante……………………………………………………. 30
D. Bilan et regard critique…………………………………………………………………………………….. 34
1. La psychose omniprésente……………………………………………………………………………… 34
2. Le manque de projets d’accompagnements……………………………………………………….. 34
3. La tradition de communication informelle………………………………………………………… 35
III. LE PROJET D’ACTIVITÉ : « PARTAGE DU SAVOIR »…………………………………………. 36
A. Observations/Constats……………………………………………………………………………………… 36
B. Conception du projet………………………………………………………………………………………… 37
C. Conduite de projet……………………………………………………………………………………………. 38
1. Lancement du projet : une floraison de propositions………………………………………….. 38
2. Travail d’accompagnement au sein de l’atelier : à chacun son micro-projet…………… 39
a. Édouard : « Initiation au turc »…………………………………………………………………… 39
b. Victor : « Cours de baby-foot »………………………………………………………………….. 40
c. Geneviève : « Historiographie »………………………………………………………………… 41
3. Mises à jour du projet et travail d’équipe………………………………………………………… 43
D. Bilan : réussites et limites…………………………………………………………………………………. 43
1. De nouvelles possibilités d’accompagnement : les « effets collatéraux »……………… 43
2. Faire fructifier des ressources internes……………………………………………………………. 47
3. … et personnelles…………………………………………………………………………………………. 48
4. Du niveau relationnel au un niveau institutionnel………………………………………………. 48
5. Les difficultés rencontrées, les limites du projet……………………………………………….. 50
a. Le manque d’investissement des soignants……………………………………………………. 50
b. L’importance du travail organisationnel………………………………………………………. 50
6. Perspectives………………………………………………………………………………………………… 51
a. Se saisir de toutes les opportunités qui se présentent…………………………………….. 51
b. Travailler davantage le temps post-intervention…………………………………………… 51
c. Définir en équipe les objectifs et les stratégies de chaque micro-projet…………… 52
Conclusion……………………………………………………………………………………………………………… 52
Bibliographie…………………………………………………………………………………………………………. 54
Annexes…………………………………………………………………………………………………………………. 55
I. Introduction
J’ai effectué mon stage long au sein d’une clinique psychiatrique privée fonctionnant sous le modèle de la psychothérapie institutionnelle. L’établissement, situé en milieu rural, a une capacité d’accueil de 101 places à temps plein et 37 places en hôpital de jour. Il accueille, en milieu ouvert et pour des soins de longue durée, des adultes psychotiques dont plus des trois quarts sont atteints de schizophrénie. Les troubles mentaux des personnes accueillies sont le plus souvent graves et évoluent depuis des années.
Au contact du public accueilli, je constate que la personne psychotique peut apparaître comme étant en errance, à l’hygiène négligée, aux raisonnements confus voire délirants, ou simplement peu autonome. Pourtant, je découvre progressivement qu’il existe parfois un contraste frappant entre son apparence et la réalité de ses aptitudes au sens large, et plus particulièrement de ses aptitudes intellectuelles. Au cours des huit mois de stage que j’ai effectués au sein de la clinique, je ne compte plus le nombre de fois où j’ai été surpris, non seulement de découvrir l’étonnante capacité de certains à remplir des tâches liées à la vie communautaire qui pouvaient à priori sembler ne pas être à leur portée, mais aussi et surtout de découvrir chez eux des compétences insoupçonnées.
Jean-Paul[1] est un pensionnaire[2] de près de 70 ans aux cheveux ébouriffés et à la barbe grise. Il se déplace lentement en traînant des pieds et fait des petits pas. Il fait partie des quelques pensionnaires les plus âgés et les plus dépendants de la clinique qui ont besoin d’un accompagnement spécifique au quotidien de la part des professionnels. Ceux-ci veillent notamment à ce qu’il se lave, se change, qu’il s’alimente et ne s’étouffe pas en mangeant. Jean-Paul est sans cesse en train de demander aux autres du feu pour allumer sa pipe qui est systématiquement bouchée. Il a l’index et le bout du nez brûlé à cause de celle-ci et tousse fortement. Lorsqu’il n’est pas en train de manger ou dormir, on le trouve généralement sur un banc à l’extérieur en train de fumer ou de lire un livre. Il transporte d’ailleurs en permanence plusieurs livres dans sa main ou dans ses poches de manteau et de pantalon. Il arrive régulièrement, alors qu’il se déplace dans la salle à manger pleine de monde, que le poids des livres qu’il porte dans ses poches fasse descendre son pantalon à mi-cuisse et laisse apparaître sa couche. Mais il ne semble alors pas s’en soucier et continuer de marcher comme si de rien n’était jusqu’à ce qu’un professionnel vienne l’assister. Il m’est également arrivé plusieurs fois de le voir uriner contre un mur de la clinique ou dans un endroit de passage. Jean-Paul parle peu et il est difficile de le comprendre. Quand il s’exprime, c’est généralement pour râler de façon incompréhensible ou marmonner dans sa barbe. Parfois, en déjeunant à sa table, il tient des propos qui semblent délirants au sujet de « robots » ou de « machines » qui le persécutent.
Il m’est occasionnellement arrivé d’être chargé de son accompagnement quotidien. L’expérience était souvent difficile car Jean-Paul n’était pas très coopératif. Néanmoins, nous avons pu partager quelques moments de sérénité.
Un jour, alors que je le raccompagne dans sa chambre, je lui pose une question au sujet de la pile de livres et de papiers disposée en désordre sur sa table de chevet. Il me tend alors plusieurs papiers froissés sur lesquels j’aperçois une écrite manuscrite qui me semble d’abord illisible. Il me fait comprendre que ce sont des poèmes qu’il a écrit récemment. Curieux, je me concentre et parviens progressivement à déchiffrer son écriture. Le rythme, les rimes, les métaphores, me transportent. Ses poèmes évoquent notamment de grandes aventures maritimes ainsi que la force et la beauté de la nature. Ils sont d’une telle qualité qu’il m’aurait été impossible de deviner que cet homme passablement « clochardisé » en était l’auteur. Nul besoin d’être un spécialiste pour constater qu’il a un talent certain pour l’écriture.
D’autres fois, c’est la découverte du niveau d’étude ou des anciennes professions des pensionnaires qui me frappe :
Baptiste est un pensionnaire schizophrène de 30 ans. Il est grand, brun et à la tête légèrement penchée en avant. A sa rencontre, je le trouve lucide, autonome et sympathique. Malgré tout, il se montre effacé et mes échanges avec lui sont brefs. Certains soignants considèrent qu’il est en retrait, inactif et ne s’implique pas suffisamment dans la vie collective. Un jour, je découvre dans sa chambre en son absence qu’il a tracé des équations mathématiques sur de petits bouts de papiers. Quelques temps plus tard, un de mes collègues m’apprend qu’il est détenteur d’un master dans le champ des mathématiques appliquées. De plus, son psychiatre me dit qu’il a obtenu son diplôme alors qu’il était malade et stabilisé. En l’interrogeant à ce sujet quelques jours plus tard, Baptiste m’explique une partie de son parcours :
« Après mon diplôme, j’ai fait six mois de statistiques puis quatre ans d’informatique. Je faisais des maths appliquées à l’informatique pour des programmes à l’usage de banques et d’assurances. Mais l’informatique s’était trop usant. J’en avais marre. Je préférais les statistiques. »
Ainsi, et nous le verrons par la suite, même si les personnes psychotiques peuvent se montrer délirantes, la psychose n’est pas nécessairement déficitaire, ce qui implique que leurs capacités intellectuelles sont généralement intactes. Comme auprès de Baptiste et Jean-Paul, j’ai découvert de nombreuses compétences ou capacités intellectuelles insoupçonnées qui sont, dans le cadre de la clinique, confinées dans le secret de leur sphère intime, mais pas employées dans le collectif. De plus, de nombreux pensionnaires schizophrènes peuvent, du fait des symptômes, sembler intellectuellement inactifs, alors qu’en réalité leur monde mental est en pleine effervescence :
Alban est un schizophrène dans la soixantaine. Il a les cheveux et barbe grise. Il reste silencieux, le visage vide et le regard perdu derrière ses lunettes. Il est soigné à la clinique depuis près de 36 ans, à la fois tellement effacé et ancré dans l’institution qu’il donne l’impression de faire partie du mobilier, au détail près qu’il lève ses pieds lorsqu’on passe le balais. Comme Jean-Paul, Alban fait partie des quelques pensionnaires vieillissant qui nécessitent un accompagnement soutenu, mais il est généralement dans l’opposition face au professionnel. Dans ce contexte, nous le trouvons généralement dans son lit, allongé, souvent souillé. Et quand nous tentons de le solliciter pour qu’il s’alimente ou se change, il répond :
« Je réfléchis. Laissez-moi tranquille. »
Comme Alban, plusieurs pensionnaires, y compris des plus jeunes, pouvaient rester plusieurs heures allongés dans leurs lits, le visage tourné vers le plafond ou un mur, les yeux ouverts. D’autres encore pouvaient passer leurs journées à errer autour de la clinique, à s’allonger dans l’herbe. Pour autant, il existe un contraste entre le vide apparent de leur existence et l’intensité de leur activité mentale. Une intensité qui pouvait s’illustrer de façon notable chez certaines personnes :
Kevin est un pensionnaire schizophrène de 24 ans. Il est aisé d’entrer en relation avec lui. Au fil de nos échanges, je le perçois comme un jeune homme ouvert, aimable et intelligent. Il se pose beaucoup de questions sur l’existence et suscite avec les autres de nombreuses discussions philosophiques. J’observe chez lui une importante capacité d’introspection dont ses psychiatres attestent. Ce qui est étonnant quand on l’écoute, c’est que sa réflexion n’est pas discontinue, et que son raisonnement est logique, mais il semble se perdre dans des pensées sans fin. Ses psychiatres soutiennent qu’il a tendance à intellectualiser de façon stérile. Un problème dont Kevin est conscient puisqu’il me dira : « Parfois ma pensée disjoncte et ça mène à rien ».
Ainsi, l’esprit de certaines personnes psychotiques évoque un moteur de voiture fonctionnant à plein régime sans que l’embrayage n’ait été enclenché. La voiture reste immobile ce qui laisse croire aux personnes à distance que le moteur n’est pas en marche. Or l’esprit du sujet n’est pas « en panne » de pensées, au contraire, il tourne dans le vide et frôle parfois la « surchauffe ».
Dans ces conditions, comment faire pour « enclencher l’embrayage » ? Comment permettre que l’activité mentale du pensionnaire devienne féconde ? Quel projet peut-on envisager afin de solliciter les ressources latentes internes propres à chaque individu ?
Cette dernière question se pose d’autant plus que le fonctionnement communautaire de la psychothérapie institutionnelle incite les pensionnaires à occuper une position d’acteur responsable dans le collectif…
Alors comment offrir à la personne psychotique une position d’acteur responsable au sein de la collectivité en mettant à profit ces ressources individuelles qui dorment dans la sphère de l’intime ?
A travers ce mémoire, je veux défendre l’idée qu’il est possible et nécessaire de solliciter les ressources latentes propres à chaque personne afin qu’elles viennent s’inscrire dans le champ du collectif. Je pense qu’il est important, pour une personne psychotique, de sentir qu’elle y joue un rôle, qu’elle a quelque chose à offrir, en particulier lorsque cette contribution prend sa source dans son monde mental.
C’est dans cette perspective que j’ai saisi, au cours de mon stage, une opportunité qui s’est présentée dans la proposition d’un pensionnaire de mettre en place un atelier intitulé « Partage du savoir » au sein de la vie institutionnelle. Il s’agissait de prendre acte de ce constat fortuit que les pensionnaires détiennent des savoirs et savoirs-faire, et de leur offrir un espace permettant de mettre en lumière ces richesses internes et d’en faire bénéficier la communauté.
Dans une première partie, je présenterai la psychothérapie institutionnelle à partir de références théoriques et d’observations cliniques, en développant sur la façon particulière dont elle cherche à soigner la psychose.
Dans une seconde partie, j’évoquerai, à travers des exemples incarnés, la façon dont son fonctionnement permet aux personnes psychotiques d’occuper une place de sujets actifs au sein du collectif et les effets qui en résultent.
Enfin, je me consacrerai au projet d’activité « Partage du savoir », dont l’enjeu sera de permettre aux pensionnaires volontaires d’investir le collectif à partir de leurs savoirs et savoirs-faire constitués en « objets d’échange ».
II. PSYCHOSE ET PSYCHOTHÉRAPIE INSTITUTIONNELLE
A. La psychopathologie
1. La psychose
Les psychoses peuvent prendre des formes très différentes : « parmi les pathologies qui présentent les différences les plus radicales sur le plan psychopathologique, la psychose vient au premier rang[3]. » Dans Les psychoses de l’adulte, Jean-Louis PEDINIELLI et Guy GIMENEZ soulignent néanmoins que « deux critères semblent toujours émerger et se retrouver dans toutes les psychoses : la perte de contact avec la réalité et les troubles de l’identité.[4] » Les auteurs précisent malgré tout que ces deux critères ne sont pas suffisants pour établir un diagnostic. La psychose peut être marquée par d’autres signes comme par exemple la méconnaissance de l’état morbide, la gravité des troubles, le délire et les angoisses. C’est l’association de ces signes, leur persistance et leur régularité qui permettent de décrire la psychose[5]. Les symptômes de la psychose se traduisent notamment à travers des phénomènes corporels, les troubles du langage, la prégnance des phénomènes imaginaires et des questionnements radicaux sur l’existence.
La perte de contact avec la réalité peut s’accompagner du délire, qui peut se définir comme « un ensemble d’idées erronées qui sont en opposition avec la réalité et auxquelles le sujet croit (adhère) : pour lui, c’est la réalité.[6] » La présence du délire est un des éléments qui distingue la psychose de la névrose dans laquelle elle est absente. Pour autant, le délire n’est pas présent dans toutes les psychoses. En fonction de la forme que prend la maladie, le délire adopte un mécanisme, un thème et une organisation distinct. Du point de vue psychanalytique, le délire est pour le sujet un modèle de compréhension du monde qu’il produit parce que son imaginaire n’est pas cadré.
Les troubles des psychoses peuvent entraîner des invalidités majeures ainsi que des ruptures familiales, professionnelles et sociales. Les hospitalisations sont nécessaires et souvent durables.
2. La schizophrénie
La schizophrénie est une psychose chronique qui débute le plus souvent à la fin de l’adolescence ou chez le jeune adulte. C’est un état qui touche environ 1% de la population mondiale. Cette prévalence est indépendante du milieu social et de la culture. Il est admis que ces causes sont à la fois environnementales et génétiques.
Les premières descriptions précises en ont été données entre 1850 et 1900 par les psychiatres MOREL et KRAEPELIN (respectivement français et allemand). La schizophrénie était alors appelée « démence précoce ». Le terme de « schizophrénie » fut définit par le psychiatre suisse Eugène BLEULER en 1911. « »Schizo » vient du grec schiezin (feindre, cliver) et »phrène » vient de phrénons (âme, esprit).[7] » Ce terme représente la dissociation (en allemand Spaltung) que subit la pensée des personnes qui en sont atteintes.
Pour BLEULER, la schizophrénie n’est pas une maladie mais un ensemble de syndromes dont le syndrome dissociatif en est le principal[8]. Il affecte la sphère de la pensée – troubles du cours de la pensée, du langage et du système logique -, mais également l’affectivité – le sujet peut paraître indifférent, les émotions sont fluctuantes, émoussées ou inappropriées – ainsi que la motricité – les gestes peuvent paraître étranges, maniérés ou rigides -.
Le sujet à également par moments un sentiment d’étrangeté. Il peut connaître des hallucinations ou un sentiment d’influence, ainsi qu’une dépersonnalisation, autrement dit une perte du sentiment d’individualité, la dissolution du sentiment d’être. Ce phénomène, qui est source d’angoisse, affecte l’identité ainsi que l’intégrité somatique de la personne. Le délire peut être un moyen pour le sujet de donner sens aux expériences qu’il vit[9]. Contrairement à d’autres psychoses, le délire schizophrénique est désorganisé et semble très vite incohérent.
Le « syndrome autistique » est également un syndrome de la schizophrénie. Il se manifeste par une tendance à se couper de la réalité commune en s’isolant, en se repliant sur soi et son monde mental. Le sujet perd son intérêt pour l’action et les relations avec autrui. La baisse d’activité liée au désintérêt est d’ailleurs le signe le plus important au début de la schizophrénie et peut être confondu par les proches par une forme de crise d’adolescence. « Selon Bleuler, cet autisme est pour le patient un moyen de se protéger du contact avec le monde extérieur que le patient supporte mal puisqu’il n’a plus sa disposition que des associations mentales relâchées pour le comprendre et le maîtriser.[10] »
Ces symptômes négatifs tels que le manque d’énergie, la perte d’intérêt, les difficultés à s’engager dans une forme d’activité, à se concentrer, le repli sur soi, sont ceux que j’ai pu le plus souvent observer durant mon stage et auxquels j’ai du être confronté quotidiennement. Ce phénomène peut probablement s’expliquer par le manque d’efficacité des neuroleptique à ce niveau :
« S’ils [les neuroleptique] sont efficaces sur les symptômes positifs (délire, hallucinations), ils le sont en général beaucoup moins sur les symptômes négatifs. […] Dans certains cas, l’adjonction d’un traitement antidépresseur au traitement neuroleptique permet de diminuer les symptômes négatifs. On peut aussi lutter contre les symptômes négatifs de la schizophrénie en entraînant progressivement le patient dans des activités à sa mesure, pour lui éviter de retomber dans l’isolement et l’inaction. C’est pourquoi des groupes d’activités existent dans la plupart des services et hôpitaux de jour. Ces activités varient d’un endroit à l’autre, mais leur but commun est d’entraîner les patients à se concentrer sur une activité et à interagir avec les autres.[11] »
Ce mode d’action est particulièrement développé au sein de la psychothérapie institutionnelle.
B. La psychothérapie institutionnelle
1. Premières impressions : qui est fou et qui ne l’est pas ?
A mon arrivée à la clinique, celle-ci me laisse l’impression d’un hameau reculé où des personnes vivent en communauté. Il n’y a ni murs, ni personnel en blouse, ce qui ne me donne pas l’impression d’évoluer au sein d’un établissement psychiatrique. Il m’est difficile d’en percevoir les limites géographiques. La clinique est entourée de champs de maïs et de tournesol, ainsi que d’un important domaine forestier, et se situe à proximité d’une commune, dont le supermarché est de loin le lieu extérieur à la clinique le plus fréquenté des malades. L’établissement est constitué de plusieurs petits bâtiments à l’architecture hétérogène ce qui laisse deviner que la structure et son organisation furent modifiées au fil des années. Le bâtiment le plus important de la clinique est un château datant du XIXème siècle qui fait face à un parc et d’immenses cèdres. Il est l’emblème de l’institution, le lieu d’accueil des nouveaux arrivants, et témoigne de l’histoire du lieu. D’un point de vue organisationnel, la structure est divisée en « unité de fonction » parmi lesquelles on trouve l’hospitalier (cinq secteurs de chambre et la pharmacie), l’hôtelier (salle à manger, cuisine, buanderie, ménage), les secrétariats (trois secteurs différents) ou encore l’hôpital de jour.
Je découvre que tous les malades sont appelés « pensionnaires » et tous les professionnels, hormis les psychiatres, sont appelés « moniteurs » indépendamment de leur formation d’origine. Les moniteurs comme les pensionnaires participent conjointement à la réalisation des tâches nécessaires au fonctionnement de l’institution. En dehors du secrétariat médical, les pensionnaires peuvent être amenés à travailler dans tous les secteurs de l’institution : ils préparent les repas, assurent le service en salle à manger, effectuent le ménage dans les locaux, répondent aux appels venant de l’extérieur au standard téléphonique, prennent soins des espaces verts, lavent et trient le linge des usagers, accueillent et assistent les utilisateurs du bar ou de la bibliothèque, etc. J’apprends qu’à l’origine, même la distribution des médicaments pouvait être effectuée par des pensionnaires. Ces tâches sont effectués dans le cadre de ce qui est appelé « les contrats ». Le pensionnaire remplit une mission spécifique afin de rendre service à la communauté et reçoit une rémunération financière symbolique. Un contrat n’est pas ponctuel, il doit être régulier et se prolonger dans le temps. Le pensionnaire n’est d’ailleurs pas rémunéré pour le travail fourni, mais plutôt pour son engagement au sein de la communauté.
La mixité au sein de la vie collective entre professionnels et personnes accueillies ne se limite pas aux temps de travail. La prise de repas, les réunions du club, la participation à des activités diverses au sein de ce qui est appelé « les ateliers » (peinture, théâtre, football, musique, tennis, poésie, etc.), les sorties culturelles ou de loisirs, constituent des temps de partage nombreux et variés.
La mixité constante, l’absence de signes distinctifs, la polyvalence des soignants et la participation des pensionnaires à la vie institutionnelle rendent difficile la distinction entre pensionnaires et moniteurs. Je prends conscience là de l’efficacité avec laquelle la psychothérapie institutionnelle efface les signes de la maladie et incite le nouvel arrivant à aborder l’autre sans préjugés. Il me faudra plus d’une semaine pour bien distinguer tous les moniteurs des pensionnaires.
Durant les premiers semaines, comme il est d’usage dans l’institution, je suis affecté au secteur de la salle à manger. C’est le point central de l’établissement et le lieu de vie collective par excellence. Le travail dans ce secteur permet aux nouveaux professionnels de rencontrer rapidement un grand nombre de pensionnaires et à ceux-ci de se familiariser avec notre présence. En effet, en l’espace d’une heure et durant deux services, plus d’une centaine de pensionnaires et de moniteurs viennent manger ensemble dans cette grande salle commune où sont disposés près de 12 tables rondes de 6 places chacune. Les personnes s’installent où elles le souhaitent. A la vue de la concentration élevée d’individus psychotiques dans une seule et même salle, je suis d’abord étonné par le calme et l’apparence ordinaire des temps de repas. L’expérience affecte très rapidement mes représentations sur la maladie mentale.
Lors d’un échange avec une pensionnaire dans la quarantaine durant le temps de repas, celle-ci me demande : « Vous êtes un nouveau pensionnaire ? ». La même question me sera posée quelques jours plus tard, mais cette fois-ci par un professionnel expérimenté d’un autre secteur de la clinique. Mais être « pris pour un fou » n’est pas vraiment gênant dans ce cadre. De prime abord, même si plusieurs pensionnaires semblent introvertis et fatigués, une grande partie d’entre eux me laissent l’impression d’être tout à fait « sains d’esprits ». Moi qui imaginais les troubles psychotiques comme étant facilement repérables, je suis surpris de constater que beaucoup des personnes me paraissent calmes, aimables, intelligentes, bienveillantes et inscrites dans la réalité. C’est en particulier les discussions avec les plus jeunes qui éveillent ma curiosité : qu’est-ce qui justifie leur présence en ces lieux ? Pour certains, même après neuf mois de stage, je n’aurai pas la réponse à cette question. En effet, elle est un peu trop frontale pour être posée directement, et la politique de l’institution interdit aux stagiaires de lire les dossiers des pensionnaires afin d’éviter que cela puisse influencer notre façon d’interagir avec eux. Cet exercice incite à accepter l’idée qu’on ne connaîtra pas en détail les problématiques psychiques de la personne. Il contraint d’adopter une approche où il faut faire avec ce qu’elle nous apporte et ce qu’on peut observer.
Je découvre donc les signes de la psychose et les problématiques individuelles de façon progressive. Même si les troubles se manifestent parfois chez les pensionnaires de façon ostentatoire, en particulier chez les personnes de plus de quarante ans, la majorité des signes cliniques qui laissent deviner les difficultés psychiques sont discrets et ne peuvent être mis en évidence qu’à travers les échanges verbaux. Lorsque j’y fais face les premières fois, je suis un peu déstabilisé et ne sait pas quoi dire. Comme lorsque je déjeune à la table de Nathan, un pensionnaire dans la quarantaine, et qu’il me dit qu’il aimerait retourner à Paris, mais qu’il ne s’y est pas rendu depuis cinq ans car il avait peur d’y croiser Hitler.
La population accueillie au sein de la clinique est hétérogène. Au fur et à mesure des rencontres, je prends conscience que les problématiques individuelles, la façon dont les troubles s’expriment, les capacités relationnelles ou le degré d’autonomie, varient grandement d’un pensionnaire à un autre.
2. Les origines du mouvement : entre Freud et Marx
La première expérience française de ce qui sera appelé dix ans plus tard « la psychothérapie institutionnelle », a eu lieu pendant l’occupation allemande en 1942 à Saint-Alban, en Lozère. François TOSQUELLES est un psychiatre catalan réfugié en France en 1939. Figure emblématique du mouvement, il dénonçait l’immobilisme et la décadence du système asilaire français ainsi que le génocide des malades mentaux[12]. Au sujet des conditions de vie des malades mentaux dans les asiles, RACAMIER, psychiatre et psychanalyste français, parlait de « sociopathologie hospitalière » :
« Il [RACAMIER] remarquait à quel point, durant des années, les malades d’hôpital psychiatrique avaient été soumis à »une carence quasi totale et prolongée des rapports affectifs et sociaux ». Il décrivait une ambiance »désertique » assimilable à une expérience de privation sensorielle (Hebb), allant dans le sens de la dépersonnalisation, et prenant effet de cristallisateur de la psychose : la psychose dépersonnalise et dépersonnifie, »l’asile », si l’on ose dire, en »rajoute »[13]. »
Le mouvement de psychothérapie institutionnelle visait à bouleverser les considérations et l’approche de la folie.
« Lorsque François Tosquelles entreprend de changer la vie dans l’hôpital de Saint-Alban, il commence les travaux en demandant aux soignants et aux patients de participer à leur réalisation, pour découvrir en cheminant avec eux que la qualité de l’ambiance de mobilisation, de remotivation, de solidarité, […] avait des effets directs sur la production délirante et autres manifestations morbides des malades même très gravement schizophrènes[14]. »
Ses principes fondateurs se retrouvent autour d’un même enjeu : la lutte contre les différentes formes d’aliénation, notamment l’aliénation mentale et sociale. Le mouvement s’inscrit dans un dynamique humaniste et progressistes, et s’appuie à la fois sur la psychanalyse et le marxisme. Il s’appuyait sur les travaux de LACAN ainsi que les concepts développés par d’Hermann SIMON, qui « fut le premier à diagnostiquer et à traiter ce que l’on peut appeler la »maladie institutionnelle »[15] ». Il soutenait que l’institution et son organisation ont un impact important sur le soin des patients, autrement dit que le fonctionnement social dans l’institution affecte directement le fonctionnement psychique des patients. De ce fait, il a mis en évidence l’importance de « soigner l’institution » de façon continue. Le principe est simple et applicable à d’autres problématiques que celle relevant de la psychiatrie : il s’agit d’influer de façon indirecte sur les difficultés rencontrées par les individus en prenant soin de l’environnement matériel et humain qui les entoure et dont ils dépendent. Ce principe rejoint le concept de « Circonstances » de Fernand DELIGNY.
« Ton métier d’éducateur c’est : »créateur de circonstances ». Il s’agit donc de chercher un ailleurs qui sorte la personne de son milieu immédiat (la famille, la bande, mais tout autant le milieu fermé de l’internant, le foyer ou l’asile) ; il s’agit de rompre avec tout environnement qui fait se montrer certains comme des »crapules », d’autres comme des »fous irrécupérables »[16]. »
Vingt ans après l’expérience de Saint-Alban, le sociologue Erving GOFFMAN a d’ailleurs illustré ce phénomène auprès des malades mentaux enfermés au sein « d’institutions totales » tels que les asiles[17] qui, du fait de l’environnement dans lequel ils se trouvaient, se montraient comme des « fous irrécupérables ».
3. Le projet d’établissement
Dans le cadre de l’hospitalisation privée, les cliniques qui appliquent pleinement les principes de la psychothérapie institutionnelle sont aujourd’hui très peu nombreuses. L’équipe est constituée de 6 psychiatres à temps plein, dont un médecin-directeur, d’un médecin généraliste à temps partiel et de près de 70 moniteurs à temps plein : en majorité des infirmiers, mais aussi des aides médico-psychologiques, des éducateurs spécialisés, des psychologues et des professionnels relevant d’autres champs.
Les psychiatres reçoivent régulièrement les pensionnaires dans leur bureau lors de rendez-vous individuels. Ils prescrivent des traitements biologiques et physiques classiques et, en lien avec les moniteurs, orientent les pensionnaires dans leur vie au sein de l’établissement. Ils peuvent également les orienter vers des psychothérapies individuelles réalisées par des membres de l’institution ou des thérapeutes extérieurs.
La psychothérapie institutionnelle, dans la façon dont elle est appliquée au sein de cet établissement, se définit notamment par les caractéristiques suivantes :
a. Les concepts de polyvalence et de transversalité : la circulation humaine
Ces principes existent au cœur du dispositif afin de lutter contre ce qui est désigné dans le projet d’établissement sous le terme « d’aliénation professionnelle ».
« Le risque est important de découper l’approche du patient selon sa spécialisation. Lorsque l’on sait que les mots et les choses pour des malades dissociés s’équivalent, le morcellement de la prise en charge se trouve immédiatement en phase avec le syndrome de dépersonnalisation. […] Le traitement au long cours de malades mentaux graves ne peut être qu’une prise en charge de la globalité de la personne sans condition. [18]. »
Dans la poursuite de cet objectif, les moniteurs ne sont pas assignés à une seule tâche ni à un secteur de soin définitif. Un moniteur de formation infirmier ou éducateur spécialisé peut par exemple être amené à faire la cuisine, le service ou le ménage avec des pensionnaires, à animer un atelier, à aider un pensionnaire âgé à se changer, à être membre actif de l’association, etc.
« Chacun est soignant quelle que soit sa fonction. Il n’y a donc pas des tâches « nobles » et des tâches « vulgaires », des « tâches soignantes » et des tâches qui ne le seraient pas. Dès lors qu’elles sont accomplies avec les patients, toutes les tâches sont potentiellement soignantes[19]. »
Afin d’éviter les positions de pouvoir et de favoriser la circulation des personnes au sein de l’institution, les moniteurs changent également de secteur tous les quatre mois (à l’exception de quelques secteurs particuliers) : « Du jour au lendemain, le secrétaire médical se retrouvera au service de table, celui ou celle qui se trouvait à cette fonction sera en charge d’un secteur de chambre en remplacement d’un collègue qui s’initiera ou reprendra un travail à la cuisine[20]. » Ce roulement des tâches du personnel renvoie à un organigramme polycentrique et non pyramidal qui répond au principe de transversalité. Il n’y a pas de chef du personnel, les décisions sont prises par plusieurs comités et commissions élues démocratiquement responsables, par exemple, de l’embauche et de la gestion des emplois du temps. Par ce fonctionnement, même si toute hiérarchie n’a pas disparu, les liens d’assujettissements qui y sont liés sont limités.
Pour permettre à la transversalité de fonctionner, les réunions permettant les échanges d’informations entre professionnels sont particulièrement fréquentes, et des dispositifs de formation permanente ont lieu de façon régulière.
b. Les médiations : « l’institution au cœur de la relation »
Un des grands traits de la psychothérapie institutionnelle tel qu’il est présenté dans le projet d’établissement est celui de « multiplier les possibilités de rencontres, les occurrences de la parole ». Pour ce faire, les médiations sont très nombreuses et diversifiées : médiations à travers les temps de vie collective (repas, bar, jeux, etc.), à travers le travail (« les contrats »), le partage d’activité au sein des « ateliers », l’engagement au sein de l’association, les sorties culturelles et de loisirs, les séjours.
« La thérapeutique institutionnelle consiste à articuler, dans une structure sociale concrète, les techniques d’ambiance et les techniques psychothérapiques en un système global de soins psychiatriques. Cette articulation se réalise par le biais de systèmes de médiation contrôlés médicalement entre l’ensemble du personnel de l’hôpital et l’ensemble des malades[21]. »
Un des interdits majeurs de la clinique est l’interdit des « relations duelles », aussi bien entre un moniteur et un pensionnaire qu’entre deux pensionnaires. Il s’agit d’éviter que s’instaure une relation privilégiée ou exclusive, qui évoluerait comme si elle était hors de l’institution. Comme le disait une monitrice : « L’institution doit être au cœur de la relation. » C’est une règle que j’ai d’abord eu du mal à comprendre, puis à intégrer dans ma pratique. Au regard de l’institution, il s’agit d’éviter que les protagonistes « s’enferment » ou s’isolent dans ce type de relation, qui vont à l’encontre de l’idée de mixité et de circulation humaine permanente.
De par leur nombre, leur fréquence et leur variété, ces médiations permettent à la fois d’ouvrir un vaste champ relationnel favorisant les rencontres, les échanges, la circulation de la parole, tout en amenant du « tiers » dans les interactions humaines.
c. La place de sujet actif et la responsabilisation des pensionnaires
L’hospitalisation au sein de la clinique nécessite le consentement de la personne accueillie. A travers le contrat de soin, le patient s’engage à prendre part à la vie de l’institution dans la mesure de ses capacités en fonction de ses préférences et des recommandations des médecins, notamment à travers les « contrats » et les « ateliers ». Un des principes essentiels du travail du moniteur mis en lumière dans le projet d’établissement est d’« effectuer le plus possible avec les patients les tâches nécessaires à la vie de l’établissement. » Il s’agit d’éviter à l’institution de « materner » les pensionnaires en les réduisant au statut d’objet du soin.
Cette notion est fortement lié au concept d’autonomisation et de réinsertion qui sont chers à la profession d’éducateur spécialisé. Dans la deuxième partie de ce mémoire, j’aborderai plus en détail cette caractéristique fondamentale du fonctionnement institutionnel.
d. Les structures associatives : le lien avec l’extérieur
Le dispositif de soins intègre plusieurs associations loi 1901 œuvrant en complémentarité de l’institution. Le nom de la clinique désigne d’ailleurs l’ensemble composé de l’établissement et des associations. Ces associations sont autonomes financièrement, néanmoins la clinique met un disposition des locaux et détachent certains soignants pour y travailler. Chacune d’entre elles répond à des objets distincts :
- un restaurant associatif ouvert au public et légèrement excentré de la clinique, où travaillent un moniteur, des salariés de l’association et des pensionnaires.
- une crèche parentale qui s’adresse aux parents salariés de la clinique et aux parents d’enfants des communes avoisinantes. Les enfants sont confiés à une auxiliaire de puériculture, assistée d’employées, de parents et parfois de pensionnaires.
- une autre association est également chargé de la formation permanente des professionnels et de la recherche.
- le « Club », l’association la plus ancienne et la plus importante, est le garant d’activités culturelles et de réinsertion. Ses locaux sont centraux au sein de la structure. Elle rassemble les pensionnaires, les anciens pensionnaires, les soignants, les anciens soignants et toutes les autres personnes intéressées par la psychiatrie. Elle gère l’animation d’ateliers et d’actions propres à améliorer la qualité de vie et l’autonomie des personnes hospitalisées. Elle organise, au sein de la clinique, des fêtes et des spectacles vivants ouverts à tout public. Elle tente de favoriser la réinsertion sociale de ses adhérents en proposant des possibilités de logements adaptés : le club est propriétaire de lieux d’habitation offrant une capacité d’accueil de seize personnes.
Cette richesse de la vie associative est un des traits caractéristiques de la clinique. « Elles constituent des lieux de citoyenneté, de vie démocratique, d’initiatives et d’invention, et qui, tout en défendant la même philosophie que celle de la clinique, lui sont autonomes[22]. » Celles-ci sont pensées autour de la notion de réinsertion :
« Au sein de l’association, les différences de statuts (soignants / soignés ; personnel soignant / personnel non soignant ; salariés / direction) sont largement atténuées et l’association offre alors aux différents acteurs un lieu de rencontre et de partage autour d’une activité. Elles doivent être tournées vers l’extra-hospitalier pour maintenir le patient dans un lien avec l’extérieur[23] . »
Elles permettent donc faire le lien entre le champ médical et le champ social.
4. La clinique et son approche de la maladie mentale
L’institution agit donc comme un « instrument thérapeutique privilégié » : « L’institution devient alors l’espace, le lieu et le médium, d’une restauration de la communication et de l’échange.[24] » A travers ce type de fonctionnement, la politique de l’institution a pour objectif de lutter contre les effets néfastes de la psychoses comme la désocialisation, le repli sur soi, l’apragmatisme, la perte de la réalité, la chronicité. Mais aussi contre les possibles effets néfastes d’une hospitalisation dans un établissement de soin psychiatrique classique, tels que l’infantilisme, la place du patient en tant qu’objet des soins, autrement dit la perte de l’autonomie, l’incapacité du pensionnaire de subvenir aux nécessités du quotidien, l’irresponsabilité, la réduction de la personne à son statut de malade. L’engagement du pensionnaire au sein des « contrats » et des « ateliers » l’aident également à structurer sa perception du temps et de l’espace, perception qui peut être altérée par la maladie.
Les objectifs du projet d’établissement sont notamment de mettre en lumière la personne et ses potentialités au-delà de ses troubles psychiques. C’est un mouvement continu visant à placer le pensionnaire dans une position d’acteur, de sujet distinct, digne d’écoute et responsable. Pour ce faire, l’équipe soignante accompagne le pensionnaire de façon à ce qu’il s’engage dans l’ensemble de la vie de l’institution, prenne part au collectif, assume des responsabilités, mobilise ses ressources.
5. La place de l’éducatif dans un établissement thérapeutique au quotidien
Après trois semaines de travail dans le secteur de la salle à manger, je suis affecté à un des cinq « secteur de chambre » au sein duquel j’exercerai jusqu’à la fin de mon stage. Les moniteurs de chambre de chaque secteur sont référents d’un groupe d’une vingtaine de pensionnaires. Tous les matins, il s’agit de réveiller les pensionnaires et de les mobiliser durant la journée afin qu’ils prennent part à la vie collective de l’établissement. Le moniteur veille également au bien-être du pensionnaire ainsi qu’à son hygiène corporelle et celle de sa chambre. Il accompagne les pensionnaires de son secteur à travers leurs démarches quotidiennes : accompagnements à l’extérieur, chez le psychiatre, gestion du budget, aide aux achats, aide administrative, etc. A travers cet accompagnement, le travail est conçu dans l’optique de faire le moins possible « à la place des patients », mais plutôt de chercher inlassablement toutes les occasions de « faire avec ».
Mes premières journées dans ce secteur me permettent de comprendre à quoi ressemble la journée classique d’un pensionnaire à la clinique. Je saisis très vite la nécessité d’avoir quelqu’un pour les mobiliser et insuffler une certaine dynamique. Beaucoup d’entre eux se rendorment après avoir petit-déjeuné. Je prends conscience de la prégnance des symptômes négatifs chez certains pensionnaires tels que le manque d’énergie, la perte d’intérêt pour l’action et les relations avec autrui, l’isolement, le repli sur soi et son monde mental. En y faisant face pour la première fois je réalise que l’exercice demande pour le moniteur une énergie continue sur le long terme sans garantie de résultats. Ce point me sera confirmé par une monitrice qui dira en réunion : « On est sans arrêt en train de bricoler pour que le pensionnaire soit dans une dynamique.[..] Il faut croire à cette dynamique. Il faut se dire : »on essaye » […] Un moniteur, c’est un moteur. »
Dans ce secteur, je rencontre des pensionnaires que je n’avais quasiment pas côtoyé en trois semaines de salle-à-manger. Ici aussi, je prends conscience des capacités exceptionnelles qu’ont certains pensionnaires à se faire oublier, à rester dans l’ombre.
Le fait de pouvoir accéder à leur chambre me permet également de rentrer un peu plus dans leur monde et leur sphère intime. Je rencontre par exemple Frédérique, une pensionnaire de plus de 50 ans, qui me marquera par la force de certaines des phrases qu’elle prononce : « Ici on mange des rats ». Un autre jour, elle me dit : « Il y a des gens dans les murs ». Un matin au réveil, elle s’écrie :« Ne me violez pas ! Ne me violez pas ! »
Je fais également la connaissance de Bruno, un pensionnaire dans la quarantaine qui est persuadé que des truands cherchent constamment à l’assassiner ainsi que ses parents.
Il y a des chambres en désordre, d’autres dans lesquels le mobilier est étrangement agencé, d’autres qui sont enfumées ou certaines dont se dégage une odeur nauséabonde chaque matin. C’est le cas par exemple de la chambre d’Émilie, jeune femme discrète de 19 ans aux lunettes rondes et à l’air perdu, qui défèque régulièrement dans son lit la nuit.
Comme le dira une des psychiatres de la clinique : « Ici il n’y a pas tellement de frontière entre éducation et thérapie. » Il me semble en effet que le champ thérapeutique et celui de l’éducatif se rejoignent fréquemment dans la pratique des moniteurs, en particulier au niveau du travail de chambre. Pour Jacques MARPEAU :
« Le thérapeutique s’intéresse à la partie souffrante de la personne tant dans sa composante psychique que physique. […] [L’approche thérapeutique] fait état d’un pronostic permettant de penser l’évolution de la pathologie à partir de son état actuel, et propose un traitement propre à soulager la souffrance d’un »patient » et à modifier le pronostic des effets du dysfonctionnement[25]. »
Le travail des psychiatres et des psychothérapeutes exerçant à la clinique entre dans ce champ. Néanmoins, considérant que la psychose affecte toutes les dimensions de la vie du sujet, la psychothérapie institutionnelle approche l’individu dans sa globalité et ne s’intéresse pas uniquement à sa « partie souffrante ». Elle veille constamment à ne pas réduire la personne à ses symptômes. C’est pour cette raison que les moniteurs et psychiatres sont d’ailleurs très réticents à évoquer les diagnostics des patients, qu’ils perçoivent comme une façon de les « étiqueter ».
L’éducateur spécialisé « aide et accompagne des personnes, des groupes ou des familles en difficulté dans le développement de leurs capacités de socialisation, d’autonomie, d’intégration et d’insertion[26]. » On sait que la psychose, parce qu’elle est caractérisée par une perte de contact avec la réalité et des troubles de l’identité, affecte directement les capacités de socialisation, d’autonomie, d’individuation et d’insertion. Même si le terme de « guérison » n’est jamais employé à la clinique, le soin des malades a pour objectif de diminuer les troubles psychiques et retrouver en partie ou développer ces capacités affectées par les troubles. En leur demandant d’occuper une place d’acteur au sein de la vie institutionnelle, en veillant toujours à « faire avec », l’institution vise l’autonomisation et la responsabilisation des pensionnaires. A travers un système de vie communautaire et une sollicitation constante pour qu’ils s’y inscrivent, qu’ils interagissent avec autrui, c’est la socialisation qui est visée. Ces concepts sont mis en évidence dans le projet d’établissement. La psychothérapie institutionnelle n’a donc pas uniquement des effets qui relèveraient du champs thérapeutique puisqu’elle ne vise pas uniquement la diminution de la souffrance ou des symptômes.
« L’éducatif vise à permettre à un humain d’élaborer les »capacités structurelles » qui sont nécessaires à son existence actuelle comme celles qui lui seront indispensable dans l’inconnu de sa vie future. J’entends par »capacités structurelles » les facultés liées à la structuration psychique, affective, relationnelle et sociale de l’individu[27]. »
Or, par son fonctionnement, la psychothérapie institutionnelle a pour objectif de développer ces capacités liées à la structuration de l’individu. Elle rejoint également le champ de l’éducatif en veillant à ce que le pensionnaire joue un rôle actif dans le développement de ces facultés.
« C’est bien la personne qui s’éduque, le S’ montrant le soi du sujet à l’origine de ses propres élaborations, personne ne peut s’éduquer seul. Il faut à la personne humaine la rencontre des autres et de la réalité dans un dispositif qui rende possible les élaborations qui lui sont indispensables[28]. »
Il me semble que le cadre proposé à la clinique constitue ce type de dispositif et permet la rencontre des autres et le partage d’une réalité commune.
III. LES PENSIONNAIRES EN POSITION D’ACTEURS RESPONSABLES ET AIDANTS
Avant de me concentrer sur le projet d’activité que j’ai pu mettre en place au sein de la clinique, je souhaite traiter plus en profondeur une dimension fondamentale du projet institutionnel qui est justement en lien direct avec le projet que j’évoquerais en dernière partie de ce mémoire. Cette dimension concerne la place d’acteur responsable qui est laissé au pensionnaire au sein de la clinique :
« Considérée dans ce cadre des changements sociaux, la thérapeutique institutionnelle se définit fondamentalement comme l’intention de transformer un lieu jusqu’alors d’exclusion de la cité (l’hôpital psychiatrique) en un espace de resocialisation. Voir – quelle que soit la critique que l’on puisse faire de ce terme – en lieu de réadaptation. De ce fait, il s’agira moins de viser ainsi à la cure radicale des symptômes « gênants », qu’à créer les conditions où le sujet peut retrouver une place responsable et relativement autonome dans le champs social.[29] »
A. Les théories à l’origine de la responsabilisation
François TOSQUELLES souligne que la psychiatrie ne peut se réduire à une approche « biologique » : « La psychiatrie intervient au niveau de l’articulation du processus évolutif qui fait »l’homme » à partir et au-delà de son être animal ou biologique[30]. » Car l’homme a converti le milieu « naturel » en « monde », et son processus d’humanisation passe par l’accès au statut de ce qui peut être appelé « l’être culturel ». Pour lui : « l’objectif de la psychiatrie reste dans tous les cas celui de la facilitation du processus d’humanisation occasionnellement en échec chez »nos » malades quels que soient les facteurs causaux[31]. » Il soutient que la problématique de l’humanisation se retrouve particulièrement sur deux plans concrets : « le travail (l’organisation sociale du travail plutôt que l’exercice musculaire ; la division du travail et les échanges de produits auxquels il donne lieu) et le langage, semblent constituer les mécanismes propres à cette élaboration de l’homme par lui-même[32]. » Ainsi, il souligne que les troubles du langage et de la communication, ainsi que les troubles des « activités », en particulier celles où le sujet peut et doit faire avec les autres hommes, sont au premier plan des troubles psychiatriques. Il explique qu’il n’est donc pas étonnant que la psychiatrie, au delà de l’approche biologique, se concentre sur ces deux plans à travers l’utilisation de la psychothérapie, de l’ergothérapie et de la sociothérapie[33].
François TOSQUELLES fut grandement influencé par les travaux d’Hermann SIMON, un psychiatre allemand souvent considéré comme le fondateur de l’ergothérapie moderne et l’inspirateur des pionniers de la psychothérapie institutionnelle en France. C’est par son œuvre que les notions de « maladie institutionnelle » et de « thérapeutique active » sont apparues au début du XXème siècle. Il s’était alors élevé contre les psychiatres allemands de pointe qui, considérant les malades mentaux sur le simple modèle biologique, mettait les malades au lit et au repos obligatoire. Il prônait, comme le titre de son livre l’indique[34], « une thérapeutique (la plus) active ». Une approche qu’il n’a pas seulement théorisée, mais également mis en pratique au sein de l’asile de Gütersloh dont il était le directeur, ce qui l’a rendue d’autant plus influente. Il écrivait que les trois maux dont sont menacés les malades mentaux dans les hôpitaux et contre lesquels il faut lutter sans arrêt sont l’inaction, l’ambiance défavorable de l’hôpital et le préjugé d’irresponsabilité du malade lui-même. « Il s’agit donc de »maux » qui ne dépendent point de la maladie du malade, mais de maux de l’institution soignante et de l’idée que le responsable des soins se fait de la qualité humaine des malades[35]. »
Il est intéressant de noter ici un phénomène récurent dans le monde de l’éducation spécialisée : la façon dont la personne est considérée et dont ses difficultés sont perçues affecte directement la méthode définie pour l’accompagner. Dans ce cas précis, si on considère les malades mentaux comme des individus irresponsables ayant totalement « perdu la raison », et les troubles mentaux comme étant uniquement causés par des phénomènes biologiques, il semble alors justifié de n’accorder que peu de crédit au point de vue du sujet, de considérer tous ses comportements comme étant des symptômes de sa maladie, de le mettre au repos dans une place d’objet passif des soins, et de tenter de remédier aux troubles grâce à des techniques thérapeutiques centrées sur l’être « biologique » : médicaments, lobotomies, électrochocs, etc.
Mais si, au contraire, on considère ses personnes souffrantes comme des sujets responsables, intelligents, détenteurs de compétences propres, capables de raisonner, de travailler, de rendre service aux autres, et les troubles comme étant à la fois liés à la « biologie » et à l’environnement dans lequel le sujet évolue, alors il semble justifié de prendre soin de cet environnement, et de prendre en compte le point de vue des sujets, de solliciter leurs compétences et de leur offrir des espaces d’expressions ainsi qu’une place d’acteur au sein de la collectivité.
B. Les effets de la position d’acteur responsable et aidant
1. Une position qui met en lumière les aptitudes individuelles
Prenant en compte le point de vue défendu par Hermann SIMON, il me semble que « l’effet pygmalion » (Rosenthal et Jacobson) est très actif au sein d’une clinique de psychothérapie institutionnelle. De façon schématique, si l’institution et la totalité du personnel qui y exerce croit profondément en la « qualité humaine » des sujets accueillis, comme le formule TOSQUELLES, alors leurs qualités humaines se développeront. L’idée de croyance profonde est importante, car responsabiliser implique d’être en mesure de faire confiance. Il est très fréquent que l’institution fasse confiance aux pensionnaires, au moins de façon symbolique, en leur « laissant les rennes ».
Catherine est une pensionnaire dans la cinquantaine qui est soignée à la clinique depuis plusieurs années. Elle est brune, au teint pâle et sa démarche est plutôt rigide. Malgré sa petite taille, son regard a tendance à fuir au-dessus du visage des personnes à qui elle s’adresse. Elle fait partie du secteur de chambre où je travaille quotidiennement. Pourtant, malgré les plusieurs mois que j’ai passés à la clinique, nos interactions sont très peu nombreuses. Un phénomène que j’explique par le retrait dû à la maladie et par ses multiples sorties. De plus, il est rare que l’équipe parle d’elle en réunion. Je savais peu de choses à son sujet hormis qu’elle avait l’habitude de hurler dans sa chambre ou auprès d’autres pensionnaires, car ceux-ci s’en plaignaient. Lorsque je l’entendais s’adresser à un membre de l’équipe, elle présentait sa demande comme si il y avait une urgence et affirmait régulièrement que quelqu’un lui avait volé ses affaires ou lui voulait du mal. Je me souviens également de mon étonnement la première fois où j’ai découvert la façon dont elle avait disposé le mobilier dans sa chambre : aucun de ses meubles n’étaient en contact avec les murs, et l’armoire était placée juste derrière la porte comme pour obstruer l’entrée. Elle modifiait cet arrangement de temps à autres mais sa chambre conservait toujours ce caractère étrange.
Un soir, je suis amené à travailler au bar dans le bâtiment central et emblématique de la clinique. J’apprends au dernier moment que j’ai pour seul coéquipière Catherine, qui y travaille elle aussi ce soir là. J’appréhende légèrement ce moment. Ce n’est que la deuxième fois que je vais travailler au bar, c’est un endroit très fréquenté par les pensionnaires et les soignants. Elle qui se sent agressée et se montre agressive auprès des autres, comment va-t-elle s’en sortir entourée de toutes ces personnes avec leurs regards et leurs demandes pressantes ? Elle qui a facilement le sentiment d’être volée, comment va-t-elle gérer la responsabilité de la caisse et l’échange permanent d’argent ?
A mon arrivée, Catherine présente un état d’anxiété important lorsqu’elle se rend compte qu’elle a fait tomber son écharpe en se rendant au bar. Nous convenons que je lui laisse gérer seule le lieu pendant que je vais la récupérer. Je retrouve facilement l’écharpe sur le chemin, la lui ramène et Catherine se détend. Dès que notre travail commun débute, je constate qu’elle est très expérimentée. Ayant déjà constaté l’intérêt de me mettre en « position basse » auprès des pensionnaires pour créer du lien, je profite de la situation pour lui expliquer que je suis novice et elle se montre aidante envers moi. Elle prend le temps de m’expliquer le fonctionnement du bar et les habitudes de travail qu’elle a pu acquérir avec le temps. Elle me conseille par exemple sur la façon de préparer un chocolat chaud pour qu’il ait meilleur goût, ou sur la façon de se relayer entre les tâches pour que le service soit plus rapide. En l’observant, je prends conscience qu’elle occupe, l’espace d’une soirée, une position centrale, qui s’illustre d’ailleurs visuellement car le bar est en forme de « U » et elle se trouve au centre de l’espace. Elle semble être très à l’aise dans cette position et se montre particulièrement efficace. Au bar les pensionnaires sont maîtres à bord. Ils sont responsabilisés et détiennent les compétences et connaissances nécessaires. Je me souviens d’un nouvel interne qui avait récemment travaillé au bar pour la première fois et qui expliquait en réunion avoir eu le sentiment que c’était son premier jour de travail dans un « vrai bar » et que les pensionnaires étaient ses supérieurs hiérarchiques.
Cette place d’acteur responsable est permise par différents facteurs comme la gestion du lieu par les pensionnaires eux-mêmes (la plupart du temps, il n’y a pas de moniteurs qui y travaillent), la gestion de la caisse ou encore la possibilité par exemple pour le pensionnaire de choisir la musique qu’il veut y mettre durant la durée de son travail. Durant ce moment partagé, j’ai d’ailleurs l’occasion de discuter de musique avec Catherine ce qui me permet de découvrir un de ces centres d’intérêts. Elle me parle de ses goûts musicaux en lien avec sa jeunesse, et me dit qu’elle avait déjà travaillé dans un bar par le passé. Ce sera une des premières fois où elle me livrera une facette de son histoire détachée de la psychiatrie.
Durant son service, elle semble occasionnellement être traversée par des pensées rapides, ce qui lui donne un air de légère confusion. Néanmoins, il est facile et agréable d’échanger avec elle.
Une fois le service terminé, Catherine oublie une fois de plus son écharpe derrière elle en partant, et je me fais un plaisir de lui ramener. Cette activité partagée, telle une des nombreuses activités médiatrices à la clinique, me permit de découvrir un nouveau visage de Catherine et réciproquement.
La médiation par le travail m’a donc fait découvrir Catherine sous un nouveau jour. Les symptômes de ses troubles psychiques qui sont parfois ostentatoires : hurlement, sentiment de persécution, agitation, sont restés discrets à cette place d’acteur responsable. J’ai eu le sentiment que le travail aidait Catherine à se centrer sur une réalité partagée. De plus, le rythme demandé par l’activité semblait lui occuper l’esprit.
Au delà de l’impression que les troubles s’amenuisent durant ce laps de temps, ce que je constate auprès de Catherine comme auprès d’un grand nombre de pensionnaires, c’est que malgré des troubles psychiques parfois importants, les pensionnaires se montrent tout à fait capables de mener à bien les missions qui leur sont confiées à travers une position d’acteur responsable.
« On comprend donc la place de l’ergothérapie dans un ensemble théorique et pratique conçu d’après Simon. Il ne s’agit de »faire travailler les malades » pour diminuer tel symptôme ou tel autre. Il s’agit de faire travailler les malades et le personnel soignant, pour soigner l’institution : pour que l’institution et les soignants saisissent sur le vif, que les malades sont des êtres humains, toujours responsables de ce qu’ils font, ce qui ne peut être mis en évidence qu’à condition de faire quelque chose[36]. »
Si je découvre un nouveau visage de Catherine, c’est également parce que la situation a permis une modification de la dynamique relationnelle. Jacques MARPEAU souligne l’existence de jeux de rapports de place au sein de la relation éducative dont la gestion est « un trait majeur de la compétence de l’éducateur spécialisé[37]. »
« L’éducateur est immergé dans ces dynamiques, quelle que soit la place qu’il prenne ou à laquelle il se laisse assigner. Il interagit, influe et modifie l’ensemble des rapports de forces et de place en jeu. La position qu’il prend est à la fois cause et conséquence de ce qui advient dans l’évolution de ces mouvements[38]. »
« Elle [la relation éducative] vise à permettre à un enfant, un jeune ou un adulte, de procéder à une déstabilisation de ses représentations et des rapports de places installés, une ouverture à des perspectives de places nouvelles, possibles, jusqu’alors pour lui impensables, et enfin une sortie des processus de répétition et de reproduction. Il s’agit d’un mode de relation ouvrant aux multiples capacités relationnelles chez autrui. Ce n’est donc pas la relation qui est en soi éducative, c’est l’instauration du jeu relationnel à l’intérieur de cette relation, et du système relationnel instauré par le contexte. L’éducateur se prête ainsi, de façon autre, à une relation pensée comme espace d’essai et de jeu possible pour autrui[39]. »
Dans le travail avec Catherine, je me place volontairement dans une position différente, ce qui modifie la dynamique relationnelle et place en conséquence Catherine dans une autre position. Bien entendu, cette nouvelle dynamique fut ponctuelle et le changement de rapports de places nécessite d’être pensé sur le long terme pour avoir une portée éducative. Néanmoins, cette méthode me permet de réintroduire du jeu, c’est à dire de la mobilité dans ces rapports de place, et met au travail les « capacités relationnelles » de Catherine. De façon générale, je constate également que le contexte (ici la médiation par le travail) facilite grandement l’ouverture à des jeux nouveaux de rapports de places.
Dans cette situation particulière, je fais le choix de ce que François HEBERT nomme la « position basse » ou « l’éducateur éduqué » :
« Il est parfois temps de se dégager de la place de maître où l’autre nous met lui-même pour l’inviter à reprendre la responsabilité de la situation. […] Démystifier le rôle de l’éducateur est souvent un préalable à une rencontre plus vraie[40]. »
Il faut noter que les personnes atteintes de troubles mentaux importants ayant connu des soins de longues durées ont généralement passé une grande partie de leur existence en étant assistées ou dépendantes d’autrui : besoin d’assistance pour les actes quotidiens, pour gérer leurs finances (tuteurs/curateurs), pour se structurer psychiquement (entretien avec le psychiatre, psychothérapie individuelle) ou simplement pour se raccrocher à une réalité commune. Il n’est donc probablement pas fréquent qu’ils soient placés dans ce type de « position haute ». Je suis convaincu que le choix de cette position a favorisé la rencontre avec Christine. J’ai notamment pu découvrir des caractéristiques individuelles distinctes de ses troubles mentaux telles que ses centres d’intérêts et son savoir-faire. Je constate qu’en plus de faire un usage de ses connaissances et compétences pour remplir la mission qui lui fut confiée par l’institution, Catherine semblait trouver un intérêt à les partager avec moi, à m’aider. En effet, elle se montrait parfois irritée ou tendue dans un autre contexte lorsque je lui posais une question concernant son accompagnement. Ici, elle se montre tout à fait aimable et disposée à me répondre lorsque je sollicite son savoir ou ses centres d’intérêts. « Se montrer désarmé est parfois (notamment avec les paranoïaques !) une façon de désarmer »l’adversaire »[41]. » Il est possible que le choix de cette position ait permis à Catherine de cesser de me percevoir comme une forme d’agresseur.
2. Une position qui offre le sentiment de faire partie d’un groupe et de lui être utile
Ce qui me semble clair dans l’exemple de Catherine, c’est qu’occuper cette position centrale d’actrice responsable et aidante était valorisante pour elle. Catherine rendait service aux autres et me donnait des conseils : elle était utile à la communauté. C’est un sentiment que j’ai moi-même expérimenté. En effet, alors que je faisais mes débuts en tant qu’acteur au sein de la clinique dans le secteur de la salle à manger, je me souviens que le travail entre la cuisine, le service et la plonge me donnait rapidement le sentiment agréable d’avoir un rôle à jouer, une place à occuper, d’être utile au groupe. Je ressentais vivement le fait de faire partie d’une équipe, car toutes les tâches sont liées et leur réalisation nécessite de s’entraider. De plus, le type de tâches est tel qu’il est facile de mesurer le fruit du travail accompli et donc l’aide fournie.
Dans tous les secteurs de la clinique, le travail est organisé de sorte que tous les membres de la communauté sont inter-dépendants. Autrement dit, le fonctionnement institutionnel dépend de la participation de tous : moniteurs et pensionnaires. Dans le secteur de la salle à manger par exemple, l’équipe de service est généralement composée de deux moniteurs et six pensionnaires, soit trois fois plus de pensionnaires que de moniteurs. Sans eux, le service ne peut se faire dans de bonnes conditions. Bien entendu, il arrive qu’un pensionnaire soit absent pour son « contrat », et dans ce cas il est généralement remplacé par un autre pensionnaire volontaire. Toujours est-il que travailler dans ces conditions laisse le sentiment agréable qu’on compte sur nous, et que notre travail est directement utile aux autres[42]. L’institution permet donc quotidiennement aux pensionnaires de se sentir aidants tout en étant aidés. Cette caractéristique est explicitée dans le projet d’établissement :
« Cette participation demandée aux patients, annoncée dès la Visite avant admission comme partie intégrante du contrat de soin, tire son sens profond d’une dimension proprement utopique de l’institution –jamais réalisée, toujours visée-, celle d’une « communauté des habitants », qui transcende les particularités groupales, exclusives et/ou hiérarchiques, et qui est le fond même d’humanité d’une sociothérapie. Elle tire en outre sa légitimité du fait que l’institution se donne et réalise autant qu’elle le peut, de manière cohérente avec cette utopie, des objectifs qui vont tout à fait au-delà de son cahier des charges réglementaire: l’aide réelle apportée par les patients à la vie de l’entreprise, et qui est d’autant plus « soignante » qu’elle est précisément réelle, trouve aussi sa contrepartie dans l’étendue des tâches supplémentaires assumées par le collectif soignant, et donc par la clinique, dans le but de produire une institution vivante. Enfin, et plus généralement, une conception effective, et donc conforme à cette utopie, de la notion, dont il est heureusement fait grand cas aujourd’hui, de « dignité » des malades, mais qui ne soit pas instrumentalisée et disqualifiée en la réduisant aux seuls éléments du confort hôtelier, implique qu’ils ne soient pas considérés a priori comme… « bons à rien »- les perspectives d’un départ et d’une réinsertion à brève échéance fussent-elles incertaines ou improbables. Elle appelle au contraire à soutenir le pari qu’ils ont, quoi qu’il en soit, des aptitudes potentielles à participer à la vie concrète de l’entreprise, à y donner des avis utiles et à y assumer des responsabilités[43]. »
Solliciter la participation des pensionnaires, compter sur eux, c’est une reconnaissance inscrite dans l’institution que les pensionnaires ne sont pas « bon à rien ». Le simple fait de participer à la vie de l’entreprise est donc valorisant et porteur. Ce fut particulièrement le cas pour Thomas :
Thomas est un jeune pensionnaire de 21 ans qui est arrivé à la clinique durant la période où j’ai débuté mon stage. Il porte des lunettes, souffre d’acné, a des difficultés d’élocution et sa tendance à garder la bouche ouverte donne l’impression inexacte qu’il est simple d’esprit. Il est maladroit et semble ne pas bien maîtriser son corps. Lors de plusieurs discussions qui ont lieu plus tard, il me confiera entendre des voix dans ses rêves et faire des cauchemars récurrents en lien avec son enfance. Je comprendrais également qu’il est sujet à des angoisses importantes.
Notre relation s’est instaurée lors de notre travail en équipe au service de la salle à manger. Comme ce fut le cas avec plusieurs pensionnaires, cette forme de médiation a facilité et accéléré la création de lien. Sans que je le lui demande, il aborde les raisons de son hospitalisation, me parle de sa famille et de son père alcoolique et rejetant. Il me dit également être en train de rédiger un récit autobiographique. Il souhaite me le montrer mais je suis alors la politique de l’établissement en cherchant à éviter les relations duelles et à l’orienter vers la vie de groupe, et lui conseille donc de le travailler durant l’atelier écriture du samedi.
Deux mois plus tard, cette idée d’inscrire ce centre d’intérêt au travers son implication au sein de l’institution est soutenue par d’autres professionnels et Thomas se porte volontaire pour écrire un texte dans le journal hebdomadaire interne de la clinique. Par la suite, il vient me demander de l’aide en me disant être facilement angoissé et avoir le sentiment qu’il ne parviendra pas seul à terminer cet écrit dans le temps imparti. Thomas a choisi d’écrire un texte permettant aux nouveaux arrivants de se repérer sans avoir à lire la totalité du fascicule distribué par la clinique, qu’il percevait comme trop complexe. Au delà de son désir de vouloir prendre une place dans l’institution, je constate déjà à ce moment une volonté de sa part d’avoir un rôle aidant pour le collectif. Durant mon assistance dans la rédaction du texte, je fais mon possible pour ne pas écrire à sa place. Il s’agit de lui poser les bonnes questions, de les ré-itérer de façon différente pour l’amener à réfléchir et à formuler ses idées oralement par lui-même, puis de le laisser retranscrire immédiatement ses idées à l’écrit. Je tâche donc d’être attentif à ce que le produit de la réflexion émane de lui. J’y parviens et Thomas semble content de ce qu’il a fait. Je sens également à cette occasion que le soutien moral d’un tiers lui offre un élan qu’il n’avait pas autrement.
Deux jours plus tard, il vient me voir pour me dire que le texte qu’il a finalisé avec moi a été diffusé dans le journal et me demande de participer à la rédaction du prochain. Il a été convenu qu’il fasse un recueil de points de vue sur le thème des médicaments. Il me demande mon point de vue sur la question et retranscrit mes propos par écrit avec une certaine difficulté. Je lui donne alors quelques conseils pour les recueillir. Il semble ravi de cet exercice et me confie qu’il aimerait bien travailler pour un journal municipal. Il continuera d’écrire ponctuellement dans le journal interne de la clinique au cours de plusieurs mois.
Thomas se révèle être une sorte de pensionnaire modèle du fait de son enthousiasme à prendre part à la vie de l’institution. Lors d’une sortie très agréable dans une ville voisine avec un groupe de pensionnaires durant laquelle nous sommes allés au cinéma, au restaurant, et sur les bords d’un fleuve, Thomas me confie à quel point il est heureux d’être à la clinique, que c’est un lieu qui lui est bénéfique. Lui qui a été hospitalisé dans des établissements de région parisienne me dit ne pas voir la clinique comme un établissement psychiatrique : « J’ai l’impression d’être en vacances ». De son côté, l’équipe le perçoit comme un pensionnaire agréable, accueillant et épanoui au sein de la clinique, et un des quelques pensionnaires capables de se montrer sollicitant, accueillant et tolérant envers ses camarades de chambre. Par conséquent, les professionnels voient en lui un excellent partenaire de chambre pour les nouveaux arrivants ou les pensionnaires peu communicants. Par la suite, lorsqu’il est décidé de faire intégrer un de ces pensionnaires dans la même chambre que Thomas, un moniteur lui fait part de la vision de l’équipe, message qu’il a probablement interprété de la sorte : « Nous te percevons comme un pensionnaire responsable et bienveillant, nous avions confiance en tes compétences de pensionnaire co-soignant. » Thomas semble être sensible à ce type de valorisation. Au sujet de sa relation avec son nouveau partenaire de chambre, il me dira d’ailleurs : « Avec moi il parle plus. Plus qu’avec les autres. »
Son goût pour cette position d’acteur responsable se traduit aussi dans le rapport qu’il entretient avec moi. Quelques mois plus tard, alors que nous travaillons ensemble en salle à manger comme la première fois que je l’ai rencontré, il se permet par exemple de me donner quelques conseils pour que mon stage se passe au mieux. Il me dit notamment: « Il faut que vous demandiez de l’aide si vous êtes en difficulté ». Il prend ici l’initiative d’inverser les rôles et de prendre la place de « l’aidant ». Pour ma part je trouve le changement de place agréable. Je perçois dans ce geste une façon pour lui d’exprimer son intérêt et son attachement pour moi, car il souhaite que je réussisse dans ce que j’ai entrepris.
Le mois suivant, il se présente au conseil d’administration du club thérapeutique de la clinique et m’annonce avec fierté qu’il a été élu avec 70 voix en tant que « responsable inter-club ». Il occupe alors le poste de responsable des relations du club avec les autres club thérapeutiques de la région, et en est donc le porte parole. A travers les propos qu’il tient auprès de moi et durant la réunion qui suit son élection, Thomas laisse entendre qu’il prend ce rôle très à cœur. Peut-être est-ce parce que cette fonction de « porte parole » a une signification symbolique étant donné qu’il souffre de difficultés d’élocution, ou peut-être est-ce la première fois qu’il est chargé de la fonction de représentant d’un groupe d’individu aussi large. Toujours est-t-il qu’à travers son parcours à la clinique, Thomas a occupé des places d’acteur responsable de plus en plus importantes. Parallèlement, Thomas a connu certaines périodes d’angoisses et de fatigues qui l’ont amené à devoir freiner sa participation à la vie collective. Il lui est arrivé de casser du matériel ou de voler les affaires d’un pensionnaire. Il a également fumé du cannabis, ce qui lui a valu une exclusion temporaire. Mais malgré quelques moments difficiles, les soignants et médecins ont constaté que son état de santé psychique s’améliorait au cours des mois. Une évolution dont il était conscient puisqu’il me dira un jour : « J’ai beaucoup changé depuis mon arrivée à la clinique. »
L’exemple de Thomas témoigne les bienfaits de cette approche sur son accompagnement. En le côtoyant durant presque une année, il m’a semblé que plus le groupe attendait de Thomas, plus il s’efforçait de répondre au mieux aux attentes du groupe. La subtilité de l’accompagnement résidait dans le degré d’attente des professionnels. Il est arrivé que certaines de ces responsabilités provoquent chez lui des angoisses ou une fatigue importante. Il fallait alors alléger ces responsabilités en demandant moins ou en le soutenant davantage dans l’exercice. De plus, le degré de responsabilité se devait d’être modifié progressivement. Il aurait été par exemple impossible pour Thomas de supporter psychologiquement la responsabilité liée à la position de « représentant inter-club » la deuxième semaine après son arrivée.
Son exemple illustre également la double position d’aidant/aidé des pensionnaires. Lorsqu’il vient me demander de l’assister pour rédiger le fascicule destiné aux nouveaux arrivants, il sollicite mon aide afin de pouvoir mieux aider à son tour. Plus tard, il pourra également se placer dans une position d’aidant vis-à-vis de moi aussi.
Même si Thomas était un pensionnaire qui se sentait particulièrement valorisé à travers cette position, je pense que la majorité des pensionnaires trouvaient un intérêt à se trouver dans cette place d’acteur aidant et responsable. Ils ne se rendaient pas seulement utiles pour obtenir une rémunération en échange ou parce que la participation était requise par le contrat de soin. Pour preuve, il arrivait quotidiennement qu’un pensionnaire se porte volontaire pour ce qui est appelé là-bas « un coup de main », c’est à dire un travail non-rémunéré quand un secteur de la clinique à besoin d’aide. De plus, j’ai pu constater tout au long de mon expérience de stage de la bienveillance et de l’entraide dont les pensionnaires font preuve les uns envers les autres. Ils se montrent d’ailleurs parfois plus compréhensifs et bienveillants que les professionnels eux-mêmes. Certains pensionnaires occupent également une fonction de tutorat dans certaines tâches auprès d’autres plus handicapés ou simplement moins expérimentés.
François HEBERT insiste sur l’importance de permettre à « l’aidé » d’être « aidant » :
« Plus que jamais s’agissant des plus démunis, il est l’heure de permettre que les places ne soient pas univoques car rétablir la réciprocité (don/contre-don) est vital : un être humain n’est pas seulement quelqu’un qui reçoit, mais aussi quelqu’un qui donne[44]. »
En référence aux personnes SDF, il souligne l’importance de cette approche dans une optique de réinsertion : « On ne peut s’insérer si on se sent radicalement disqualifié – inutile[45]. » Il me semble que cette idée est aussi bien valable pour les personnes en situation d’errance psychique.
3. Faire appel aux ressources immatérielles personnelles : le concept « d’activité propre »
Le projet d’établissement précise que l’engagement du pensionnaire au sein de la vie de l’institution devra être personnalisé en fonction de « ses aptitudes et de ses goûts ». Au cours de mon stage, je constate en effet que plus l’institution offre la possibilité pour un pensionnaire de rendre service au groupe par l’utilisation de savoir ou savoir-faire qui signent une caractéristique individuelle, plus son degré d’implication et de participation est important.
Ces caractéristiques individuelles peuvent être liées :
– à des centres d’intérêts et donc à un goût prononcé pour certaines activités. C’est le cas pour Thomas, par exemple, qui écrivait déjà un récit autobiographique durant son temps libre avant de se mettre à écrire dans le journal de la clinique dans le but de rendre service à la collectivité.
– et/ou à des savoirs ou aptitudes acquises antérieurement. C’est le cas pour Catherine par exemple, qui a été serveuse par le passé et qui a également pu développer ce savoir-faire au sein de la clinique.
Dans ce dernier cas, il me semble que le pensionnaire trouve un intérêt particulier à pouvoir faire un usage social de ses compétences, car solliciter un pensionnaire pour qu’il aide la communauté par l’utilisation de celles-ci revient à lui signifier qu’il est détenteur de ressources immatérielles qui ont une valeur, et qu’il n’est donc pas « radicalement disqualifié » par la pathologie psychiatrique. De plus, que ces caractéristiques soient liés à une compétence propre ou un centre d’intérêt singulier, elles permettent au pensionnaire de signer son individualité. Ces ressources lui permettent de se distinguer des autres et peuvent ainsi favoriser la construction de l’identité.
Le travail au bar de Catherine et la rédaction d’article de Thomas dans le journal interne font tout deux appel à des caractéristique qui leurs sont propres. François TOSQUELLES soutient que « la possibilité d’efficience soignante d’une activité ou d’un travail thérapeutique sera en relation directe, tout d’abord avec la quantité d’initiative et d’activité propre que le malade pourra y jouer[46]. » « L’activité propre » est une « activité qui part et s’enracine dans le sujet actif pour s’épanouir le cas échéant, dans un contexte social[47]. »
Les pensionnaires de la clinique placés dans une position active ne sont pas accompagnés afin qu’ils obéissent simplement aux directives des moniteurs. Il s’agit pour les professionnels encadrants de faire appel à des ressources immatérielles qui leurs sont propres. Ce travail est aussi important qu’il est subtil. Il correspond un à certain degré d’attente des professionnels à l’égard des pensionnaires et se joue dans les détails de l’accompagnement au quotidien.
Pour résumer, solliciter le pensionnaire afin qu’il se rende utile à la communauté grâce à une « activité propre » présente donc un double avantage :
– favoriser la construction de l’identité. Les compétences acquises ou les centres d’intérêts sont généralement liés à l’histoire du sujet, et donc à son identité.
– susciter l’intérêt du pensionnaire. Ce paramètre est non-négligeable dans l’accompagnement des personnes psychotiques, en particulier celles atteintes de schizophrénie, lorsque l’on sait qu’une des fonctions principales des moniteurs est de jouer le rôle de « moteur », de lutter notamment contre le syndrome autistique. Je me souviens des propos du jardinier de la clinique, chargé de l’entretien des espaces verts avec les pensionnaires, qui me disait lors d’une discussion en tête à tête qu’une des tâches les plus difficiles de sa fonction était de « susciter l’envie de travailler chez l’autre ». Susciter l’intérêt du pensionnaire à prendre par à la vie collective, à faire un usage social de ses ressources, c’est le rendre « moteur » lui-même, ce qui représente une avancée importante dans l’accompagnement éducatif.
C. Les ressources immatérielles personnelles : une richesse interne
1. Les Centres d’intérêts et savoirs-faire
Au delà des aptitudes techniques, faire appel aux centres d’intérêts des pensionnaires m’est apparu au fil des mois comme un procédé efficace pour favoriser la rencontre et les mobiliser, en particulier auprès de ceux qui, du fait de leurs pathologies, semblaient être désintéressés de tout.
« La reconnaissance des centres d’intérêt de quelqu’un constitue une démarche à part entière de l’éducation spécialisée. Cela devrait être un de nos tout premiers réflexes pour accompagner une personne : qu’aime-t-elle vraiment ? (et complémentairement : qu’a-t-elle fait avant – métier, loisirs- et qu’aiment ses parents ?[48] ».
Au fur et à mesure des rencontres, je découvre le nombre et la variété des centres d’intérêts des pensionnaires de la clinique.
Jean est un pensionnaire de près de 50 ans au visage grave. Il est si discret et en retrait qu’il est très rare que je discute avec lui. Néanmoins, neuf mois après le début de mon stage, je déjeune à sa table en salle-à-manger et il se montre particulièrement ouvert. Il a posé à côté de son assiette un roman policier. Intrigué, je lui pose des questions à ce sujet. Jean me dit être féru de ce type de lecture, en particulier les ouvrages de James ELLROY qu’il me présente comme « un auteur psychotique à succès dont la mère a été assassiné lorsqu’il était enfant et qui a ensuite baigné dans l’univers de la criminalité ». L’intérêt que Jean porte pour le sujet est communicatif ce qui rend le sujet très intéressant. Il me parle de cet auteur et de ses œuvres. La conversation se prolonge après le repas. Jean me confira ensuite être dépressif : « ça va mieux ces derniers temps. » Son père est professeur de latin et sa mère, aujourd’hui décédée, était institutrice. Étant donné son expérience de la lecture, je cherche à savoir si il a déjà fait un usage social de ces compétences. Il m’explique avoir été bénévole dans une bibliothèque pendant deux mois. Cette expérience lui a plu mais la bibliothèque a dû fermer. Il me dit qu’il aimerait bien travailler dans ce domaine.
L’exemple de Jean illustre le lien qu’il peut y avoir entre le centre d’intérêt du sujet et son histoire personnelle. On peut facilement voir un rapport entre son goût pour la lecture et les professions de ses parents. Son intérêt pour la lecture a également partiellement orienté son parcours de vie à travers le bénévolat. Et il est aussi évident qu’il existe des parallèles entre lui-même et son auteur favori : mère décédée, parcours de vie difficile et chaotique, penchant pour le pessimisme (James ELLROY est connu pour dépeindre au travers de son œuvre un monde particulièrement pessimiste et corrompu).
Tout comme avec Jean, je découvre généralement les centres d’intérêts ou les aptitudes des pensionnaires de façon inattendue :
Félix est un pensionnaire dans la trentaine à la démarche chaloupée, séquelles d’une ancienne défenestration. Son long manteau noir, sa barbe rousse et ses petites lunettes rondes lui donnent un l’apparence d’un intellectuel du dix-neuvième siècle. Depuis son arrivée, Félix transgresse les règles de l’établissement et ne s’y investit pas.
Un soir, de jeunes étudiants en architecture ayant travaillé une semaine sur des projets de futurs aménagements de la clinique organisent un spectacle musical ouvert à tous. Les choses ne sont pas très bien organisées, si bien que, hormis le groupe d’étudiant et quelques stagiaires, seuls une poignée de pensionnaires sont présents, dont Félix. Deux étudiants interprètent quelques chansons sur scène. Après cela, l’un d’eux propose à quiconque le souhaite de venir jouer de la batterie pour les accompagner. Après un instant, Félix s’avance en disant qu’il n’a pas joué depuis longtemps. Je découvre ainsi ses talents cachés de batteur. Malgré sa légère tendance à vouloir mener le jeu alors que ce rôle est normalement réservé au chanteur, les musiciens trouvent un équilibre et le résultat est très agréable. Félix joue deux morceaux et part sous les applaudissements du jeune public.
Le lendemain matin, je le croise dans la cour de la clinique. Je lui dis le bien que j’ai pensé de sa prestation et il me répond : « J’aurais préféré jouer du jazz. » Appréciant moi-même particulièrement ce type de musique, nous en parlons et il me raconte qu’il a suivi des cours de batterie pendant plusieurs années et jouait principalement du jazz. C’est la première fois qu’il me parle de lui. Je lui propose d’aller jouer au sein de l’atelier musique. Il me répond « Le docteur m’a interdit d’aller aux ateliers. » Sachant que c’est faux mais souhaitant éviter de contredire sa vision des choses, je réponds perplexe : « Je ne comprend pas pourquoi elle vous a dit ça. La participation aux ateliers fait pourtant partie intégrante des soins. » Il semble ne pas savoir quoi répondre et nous nous séparons.
Un mois plus tard, j’apprends que Félix a joué plusieurs fois de la batterie à l’atelier musique. Un soignant me rapporte également que lorsque son père l’a appris, il aurait dit : « ça fait vingt ans qu’il n’avait pas touché une batterie. »
L’exemple de Félix illustre ici encore le lien qu’il existe généralement entre les centres d’intérêts, les compétences et l’histoire du sujet. On voit bien également comme ces « points d’accroches » insoupçonnés ne demandent qu’à être réveillés. John DEWEY insiste sur ce point dans l’éducation des enfants :
« Quand on reconnaît l’existence chez l’enfant de pouvoirs qui ne demandent qu’à se développer, s’offrant à nous comme points d’appui, pour que nous en assurions le fonctionnement normal et que nous les disciplinions – alors nous possédons une base solide pour édifier notre œuvre d’éducation[49]. »
Par la suite, Félix s’est davantage investi dans la vie de l’institution, et pas seulement à travers l’atelier musique. Même si, bien entendu, l’appui sur ce centre d’intérêt n’a pas été le seul facteur ayant permis cette évolution, je pense qu’il l’a favorisé.
Cette histoire montre aussi comment il peut se produire des choses nouvelles lorsque le contexte est nouveau : un groupe d’étudiant étranger au monde médico-social et à la maladie mentale organise un mini-concert au sein de la clinique, ce qui offre l’occasion à Félix de se montrer sous un nouveau jour. Cette idée rejoint le concept de « circonstances » évoqué précédemment. Le directeur de la clinique avait l’habitude de dire que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, la déstigmatisation de la maladie mentale et la réinsertion sociale des pensionnaires ne passe pas uniquement par la sortie des malades de l’enceinte de l’établissement, mais aussi par l’entrée des non-malades : « ça fait rentrer la réalité commune ». C’est pourquoi la clinique a toujours fait en sorte de recevoir des troupes de cirques, des troupes de théâtre, plus récemment des auteurs de bande-dessinés et des musiciens.
2. Les savoirs : une réserve interne consistante
Comme pour Félix, pratiquement tous les centres d’intérêts que j’ai pu repérer chez les pensionnaires durant mon stage étaient associés à un savoir ou un savoir-faire particulier. Il me semble que la question du savoir prend une dimension particulière auprès des personnes psychotiques parce qu’elle touche à la fois aux pensées et aux compétences intellectuelles.
L’étymologie du terme « fou » renvoie à celui de « fol » en ancien français, lui même dérivé du terme latin « follis », qui pouvait désigner un soufflet (instrument à faire du vent), mais aussi l’estomac ou un ballon[50] :
« 1613 fou […] I du lat. class. follis »soufflet pour le feu; outre gonflée; ballon; bourse de cuir » qui a pris à basse époque en emploi adj. le sens de »idiot, sot »[51] »
Le terme est donc rattaché à l’idée d’un sac ou enveloppe vide, ainsi qu’à celle de capacités intellectuelles altérées. Une association d’idées qu’on retrouve aujourd’hui dans des expressions telles que : « Il n’a rien dans la tête ». Pourtant, contrairement à ce que pourrait laisser entendre l’ancien terme de « démence précoce » qui désignait la schizophrénie, Jean-Louis PEDINIELLI et Guy GIMENEZ précisent que la psychose n’est pas :
« -une démence (altération irréversible et progressive des fonctions intellectuelles),
-un handicap mental (arrêt du développement des fonctions intellectuelles),
-une confusion mentale – delirum dans le DSM – (dont l’origine est directement organique et dans laquelle les troubles de la conscience sont majeurs)[52] »
La psychose n’est donc pas nécessairement déficitaire. Si c’est le cas, le déficit est généralement causé par le retrait induit par la maladie qui a nui au développement au cours de l’enfance. Mais la schizophrénie se déclare généralement à l’adolescence, et c’est essentiellement la coordination des idées qui est altérée et non pas les capacités intellectuelles elles-mêmes.
De plus, même en présence d’un délire, il peut exister une indépendance totale des savoirs et des idées délirantes. Je citerais l’exemple du célèbre « Président Schreber », nommé président de chambre à la cour d’appel de Dresde (Allemagne) en 1893. Cet homme paranoïaque, à travers des hallucinations et un délire très complexe, croyait notamment que Dieu le transformait en femme par émission de rayons afin qu’il donne naissance à une nouvelle race d’homme qui sauverait le monde. Dans cinq psychanalyses, Freud évoque le propos d’un médecin au sujet du Président Schreber qui mettent en évidence l’indépendance entre ses savoirs et ses idées délirantes :
« Ainsi, le Président Schreber, en dehors des symptômes psychomoteurs dont le caractère morbide s’impose même à un observateur superficiel, ne semble actuellement présenter ni confusion, ni inhibition psychique, ni diminution notable de l’intelligence – il est calme, sa mémoire est excellente, il dispose d’un grand nombre de connaissances, non seulement en matière juridique, mais encore dans beaucoup d’autres domaines, et il est capable de les exposer dans un ordre parfait ; il s’intéresse à la politique, à la science, à l’art, etc. et s’occupe continuellement de ces sujets… ; et, en ce qui touche ces matières, un observateur non prévenu de l’état général du malade ne remarquerait rien de particulier[53]. »
En plus de l’idée de capacités intellectuelles altérées, la notion d’« enveloppe vide » qui est associée au terme « follis » évoque l’idée d’une perte : « perdre la raison », « perdre la tête », « perdre l’esprit ». Une des angoisses de Schreber est d’ailleurs qu’on pense qu’il ne pense pas. S’appuyant sur les travaux de plusieurs auteurs, François HEBERT souligne que les personnes psychotiques peuvent se sentir « vides de toute réserve interne, d’une réserve cachée qui les rend intéressants et consistants. Il semble que leur terreur constante est d’être transparents, devinés, pénétrés, vides de pensées propres[54]. »
Je rencontre Kevin[55] pour la première fois lors d’un atelier randonnée dans la forêt. L’activité est propice à la discussion. Il me dit de lui même avoir été diagnostiqué il y a cinq ans comme schizophrène. Nous parlons de la vie psychique, du cerveau, de la méditation, de la conscience, de Dieu. Il affirme avoir été victime d’un délire au cours duquel il se demandait si il pouvait être Jésus. Je perçois dans ses propos que certaines idées autour de Dieu l’ont beaucoup travaillé et le travaillent encore. A un moment, il me confie avoir du mal à mettre de l’ordre dans ces pensées (un élément que j’avais pu constater moi-même au fil de la discussion). Il réfléchit et parle beaucoup, et ses idées semblent rapidement se disperser. A plusieurs reprises, certains de ses propos me laissent l’impression qu’il croit que je suis en mesure de comprendre ce qu’il dit en lisant dans ses pensées, qu’il me pense capable de deviner ce qu’il veut dire.
Le sentiment d’être transparent est généralement associé à l’idée que l’autre (en particulier le psychiatre) est omniscient[56].
Nathan est un pensionnaire dans la cinquantaine à l’aspect soigné. Il me pose (ainsi qu’à d’autres) sans cesse des questions vagues ou dont je ne connais pas la réponse :
« Pour être heureux il faut que je travaille sur mes difficultés et que j’avance, n’est ce pas ? », « Vous pensez que je vais guérir ? », « Vous pensez que j’irais en enfer ? », « Le Seigneur ne va pas me punir d’être heureux. N’est ce pas ? »
Après plusieurs mois de stage, j’ai établi une relation très agréable avec Kevin dont les pensées sont maintenant moins désordonnées qu’à son arrivée. Tout comme Nathan, il idéalise les psychiatres et me pose parfois certaines questions comme : « Est ce que ça pose un problème si on change ? »
Un matin, alors que je l’accompagne à son rendez-vous avec un psychiatre de la clinique, Nathan vient à notre rencontre et se met à m’exposer ses questionnements sur l’existence. Comme souvent, je me sens moi-même un peu désemparé et impuissant face à ses questions. Je cherche à sortir de cette place dans laquelle il me met. Conscient de l’intérêt de Kevin pour les discussions philosophiques et de ses capacités de raisonnement, je me sers de la complicité que j’ai pu instaurer avec lui au fil des mois pour qu’il me vienne en aide. Lorsque Nathan me demande : « C’est grave si on est pas parfait ? », je réponds : « Je ne sais pas. » et me tourne alors vers Kevin et lui demande : « Qu’est ce que vous en pensez Kevin ? » Kevin se montre d’abord surpris, puis s’en suit un échange intéressant de plusieurs minutes qu’il serait difficile à retranscrire. Le procédé me permet de passer de la position de « maître » à celle de simple auditeur. Kevin répond à Nathan d’une façon dont aucun soignant ne l’aurait fait. Mon écoute attentive et mon absence d’intervention valide symboliquement sa parole. Son discours est parfois un peu flou, mais Nathan part avec des réponses qui valent aussi bien que les miennes. Il semble d’ailleurs s’en satisfaire.
Avec le recul, je pense que l’échange a davantage bénéficié à Kevin qu’à Nathan. Kevin m’a donné l’impression de s’être senti, l’espace d’un instant, dans les chaussures d’un soignant, voire d’un des psychiatres qu’il idéalise tant. Sa réaction m’a laissé penser que cette place était inédite pour lui et plutôt valorisante car son avis importait.
François HEBERT affirme qu’en acceptant d’apprendre d’eux, nous leur signifions que « notre pensée n’est pas le Savoir, nous ne sommes pas Dieu, et au-delà de tout contenu particulier de savoir, leur propre pensée a une véritable consistance[57]. » Jean-Paul GAILLARD souligne :
« Il est extrêmement rare, par exemple que nous commencions un échange verbal avec un enfant, un adolescent ou un jeune adulte arriéré et/ou psychotique par : »Que penses-tu de… ? » ou : »Que ferais-tu à ma place dans cette situation ? » ou encore »J’aimerais bien avoir ton avis sur… » Et si d’aventure nous avons ainsi parlé, il est encore plus rare que nous prenions le temps d’attendre le temps nécessaire à la réflexion, puis à la réponse de notre interlocuteur[58]. »
Quelques semaines plus tard, alors que nous discutions ensemble de ses projets futurs, Kevin m’a confié qu’il aimerait bien s’orienter dans le secteur de l’informatique. Il me raconte que, lorsqu’il n’avait que treize ans, quelqu’un l’avait félicité pour « son esprit de synthèse » dans la création d’un site internet. A mon sens, c’est un exemple qui illustre à quel point il est sensible à ce genre de valorisation.
Afin d’éviter qu’il intellectualise de façon stérile et se perde dans ses pensées, la psychiatre de Kevin a suggéré qu’il profite de son hospitalisation en ces lieux pour être dans l’agir. Kevin était souvent inscrit dans une participation active au sein de la clinique. Il avait partagé auprès de moi le constat que certaines activités qui nécessitent d’être concentré et sollicité de façon continue diminuait son éparpillement psychique. Sa psychiatre suggérait notamment qu’il participe à des contrats « d’assez haut niveau », qui font travailler sa « cognition ». Je trouvais l’idée particulièrement intéressante. Malheureusement, dans les faits, l’équipe et moi-même ne l’avons pas accompagné vers des activités qui mettent en pratique ses facultés intellectuelles, ce que je regrette aujourd’hui.
D. Bilan et regard critique
Ce sont toutes ces observations et réflexions au sujet de la position d’acteur responsable et aidant, du concept « d’activité propre », des centres d’intérêts et de la question des pensées et du savoir, qui ont orienté ma pratique et plus particulièrement mon engagement au sein du projet d’atelier « Partage du Savoir ». Néanmoins, avant d’aborder ce projet dans une dernière partie, j’aimerais conclure les deux premières en apportant un regard un peu plus nuancé.
1. La psychose omniprésente
Tout d’abord, malgré tout le bien que j’ai pu en dire, la psychothérapie institutionnelle ne fait pas de miracles. Même si certaines positions permettent effectivement aux personnes accompagnées de se montrer sous un jour nouveau, la psychose se fait temporairement plus discrète mais n’a jamais complètement disparue. La chronicité fait partie de la vie de l’établissement. Le traitement se fait sur le long terme et les rechutes sont fréquentes. Malgré un changement de politique de l’établissement il y a vingt ans, il existe toujours un flou entre l’idée de « lieu de vie » et « lieu de soin », si bien que plusieurs pensionnaires (en particulier les plus âgés) « se laissent porter » dans un état d’inaction. Ils vivent à la clinique sans participer aux tâches collectives et sans projets. Ils passent à travers les mailles du filet soignant et échappent à la position d’acteur responsable au sein de la communauté.
2. Le manque de projets d’accompagnements
Durant mon stage, j’ai pu constater l’absence de projets individuels formalisés. La clinique relève du champs sanitaire, ce n’est pas un établissement médico-social qui relève de la loi 2002-2 rendant obligatoire le projet personnalisé.
Lorsque j’interroge les moniteurs aux sujets de certains pensionnaires, plusieurs d’entre-eux reconnaissent que : « Il n’y a pas de projet. » Ce qui me manque plus particulièrement, ce sont les projets d’accompagnements, ou « projet d’intervention du professionnel », qui se distinguent du projet rédigé avec la personne et définissent les objectifs et stratégies des professionnels dans l’accompagnement d’un individu. Non seulement les projets d’accompagnements ne sont pas rédigés, mais ils ne sont pas non plus pensés en équipe. La liberté dans le travail des moniteurs est grande et, dans la pratique, chaque moniteur accompagne les pensionnaires comme bon lui semble en veillant (plus ou moins) à être en cohérence avec les recommandations du psychiatre référent. Même si cette liberté laissée dans l’accompagnement des personnes psychotiques a certains avantages non-négligeables (notamment dans la variété d’approches et de façon d’aborder la personne qui peut provoquer des changements), l’existence de discussions d’équipe au sujet des stratégies à adopter pour mieux accompagner le sujet m’a grandement manqué dans ma pratique en tant que stagiaire. De façon caricaturale, j’avais le sentiment que les psychiatres étaient les penseurs qui n’agissaient pas, tandis que les moniteurs étaient les acteurs qui ne pensaient pas (ou pensaient seuls de leur côté). Ce phénomène s’illustrait d’ailleurs dans le fait que les psychiatres paissaient la majorité de leur temps à recevoir les patients dans leur bureau et écrire à leur sujet, tandis que les moniteurs paissaient le leur à répondre aux besoins très pratiques des pensionnaires (ménage, hygiène, gestion de l’argent, prise de traitement, rendez-vous médicaux) sans jamais écrire.
Par ailleurs, malgré le nombre important de réunions, il n’en existait pas permettant à l’équipe d’un secteur de chambre de discuter des stratégies d’accompagnement avec le psychiatre référent. En discutant à ce sujet avec d’autres professionnels, j’ai pu constater que cet élément était également vécu comme un manque pour certains professionnels comme ma tutrice de stage et une des psychiatres de la clinique.
3. La tradition de communication informelle
Comme l’a souligné un moniteur expérimenté de la clinique, il existe une tradition de la transmission orale de l’information. De plus, un nombre important d’informations au sujet des pensionnaires sont transmises lors de temps informels. Aussi, étant donné que les moniteurs écrivent peu, il était facile de manquer une information.
Au cours de mes stages, j’ai constaté que je me sens aidé lorsque je peux m’appuyer sur des écrits tels que le projet d’établissement, les projets individuels ou les notes et transmissions rédigées par différents professionnels. Durant ce stage, le manque de formalisation m’a fait défaut et j’ai eu du mal à m’y habituer.
IV. LE PROJET D’ACTIVITÉ : « PARTAGE DU SAVOIR »
A. Observations/Constats
Comme nous l’avons vu, les « contrats » et « ateliers » sont les deux outils institutionnels qui rythment la vie quotidienne des pensionnaires et leur permettent de s’engager dans la vie de l’institution, de prendre part au collectif, d’assumer des responsabilités et de mobiliser leurs ressources. En observant la façon dont les choses étaient organisées à ce niveau, j’ai pu faire deux constats.
Premièrement, hormis quelques contrats comme le bar ou la bibliothèque au sein desquels les pensionnaires sont en autonomie complète, les contrats et les ateliers ne sont jamais animés ou encadrés par un pensionnaire. Un contrat classique est toujours dirigé par un moniteur. Autrement dit, durant le contrat, même si ils peuvent donner leur avis et assumer certaines responsabilités, les pensionnaires présents doivent généralement se conformer aux décisions prises par le soignant référent.
De la même façon, à travers la grande variété des ateliers proposés, il n’existe pas d’ateliers animés par un pensionnaire. Ils sont tous animés par le moniteur référent de l’atelier, sans qui l’atelier ne peut avoir lieu. Il arrive d’ailleurs régulièrement qu’un atelier soit annulé du fait de l’absence du moniteur responsable.
En dépit des objectifs d’autonomisation et de responsabilisation, les pensionnaires en contrat et en atelier ne sont jamais au premier plan. Hormis l’association du club, il y a peu d’espaces permettant aux pensionnaires d’être en « position haute » dans leurs rapports avec les professionnels.
Deuxièmement, les activités en contrat ou en atelier visent la pratique et non l’apprentissage. En contrat cuisine par exemple, il est possible que le pensionnaire participant apprenne à mieux cuisiner à travers la pratique, mais l’objectif principal est de préparer le repas à destination de la collectivité, et non d’apprendre à cuisiner.
Le même principe s’applique pour les ateliers. Lors de l’atelier écriture par exemple, il s’agit de pratiquer en faisant par exemple des jeux d’écriture, mais pas d’apprendre à mieux écrire. Les moniteurs sont formels : l’objectif n’est pas la transmission de connaissances ou d’un savoir-faire.
Malgré les objectifs d’autonomisation et de réinsertion, il n’existe pas d’espaces qui auraient pour objectif premier l’acquisition de savoirs ou le développement de compétences.
Ce point rejoint un autre des constats évoqué précédemment que j’ai pu faire en côtoyant les pensionnaires pendant plusieurs mois : plusieurs d’entre eux détiennent des savoirs et des compétences, fruits de leurs études, de leurs anciennes professions ou de leurs centres d’intérêts. De plus, ils me semblent parfois désireux de mettre au profit de la collectivité ces ressources immatérielles personnelles qui sont liées à leurs histoires, et témoignent de leurs singularités respectives. Malheureusement, il n’existe pas de dispositif attitré pour mettre en avant ces richesses et en faire bénéficier la communauté.
B. Conception du projet
Le désir de certains pensionnaires de mettre en lumière leurs savoirs et compétences propres s’est illustré par une proposition de projet émanant de deux pensionnaires :
Édouard est un pensionnaire schizophrène de 28 ans. Il est brun, un peu enrobé et son visage est peu expressif. Il fait partie d’un autre secteur de chambre que celui où je travaille quotidiennement et j’ai donc eu peu l’occasion de le côtoyer au début de mon stage. De plus, il est de nature discrète et introvertie. Néanmoins, quelques minutes de discussion avec lui suffisent pour me laisser l’impression qu’il est à la fois cultivé, intelligent et sympathique.
Aujourd’hui a lieu la « réunion du club » qui se tient chaque semaine et réunit les pensionnaires, stagiaires, moniteurs et psychiatres présents. Elle peut être animée par des personnes volontaires, quelques-soit leurs statuts au sein de l’établissement. Cette réunion permet d’évoquer l’actualité de la vie interne à la clinique et les événements à venir (sortie, concert, ateliers ponctuels, etc.). Au début de la réunion, chaque personne présente est libre de proposer un sujet à ajouter à l’ordre du jour. Ce jour-là, Édouard demande à ce qu’un point y soit rajouté. Lorsque vient son tour, Édouard présente un projet d’atelier intitulé « Partage du Savoir ». Il distribue un texte qu’il avait rédigé avec Anne, une autre pensionnaire de 50 ans soignée, elle, à l’hôpital de jour. Anne n’est présente que trois jours par semaine et est absente lors de cette réunion. Édouard a visiblement préparé sa présentation orale. En six mois de stage, c’est la première fois que je vois un pensionnaire faire ce genre de proposition. A travers son projet, il s’agit pour n’importe quel pensionnaire de faire partager à d’autres un savoir qu’il détient et serait en mesure de communiquer. Édouard argumente en disant que l’atelier serait bénéfique pour le pensionnaire qui reçoit mais aussi à celui qui donne car ça pourrait mettre au travail ses capacités d’expressions. Il prend les exemples de pensionnaires qu’il connaît mais dont il ne donne pas les noms qui seraient en mesure de donner des cours de mathématiques, de couture, ou encore pour préparer à un entretien d’embauche.
L’objectif de sa présentation est de sensibiliser les auditeurs à la question et de trouver un membre de l’équipe soignante qui voudrait l’aider à monter ce projet car il est impossible qu’un atelier ait lieu sans référent professionnel. Comme tout ceux qui sont présents et qui se sont exprimés, je trouve l’idée intéressante et très cohérente avec le projet d’établissement. A la fin de la réunion, je vais voir Édouard pour lui signifier le bien que je pense de son idée et de sa présentation, et je lui propose mon aide qu’il accepte avec plaisir.
Au cours des semaines suivantes, nous travaillons en accord dans l’objectif de présenter le projet à la « commission inter-atelier » afin que celle-ci nous permette de l’inscrire dans la vie de l’institution. En me basant sur le document introductif distribué par Édouard lors de la réunion, je formalise le projet d’activité à travers un document plus complet à destination des professionnels. Ce document présente l’atelier, argumente en quoi il pourrait s’inscrire dans le projet institutionnel, définit les objectifs, les moyens, les points forts et les points faibles, et explicite à travers un planning prévisionnel les étapes que nous avons prévu de suivre pour le mettre en place [voir annexe].
L’idée de base du projet est la suivante : installer une grande affiche dans un lieu central de la clinique permettant à toute personne volontaire (pensionnaire, moniteur, stagiaire, psychiatre) de proposer, par écrit et à n’importe quel moment, un savoir qu’il détient et qu’il souhaite partager avec d’autres. La personne détentrice du savoir, qu’on appelle « émetteur », inscrit son nom et le savoir qu’elle propose sur l’affiche. Les personnes intéressées par ce savoir, qu’on appelle « récepteurs », inscrivent ensuite leurs noms en face du savoir qui les intéresse. Une fois qu’un savoir réunit un nombre suffisant de récepteurs potentiels, alors nous organisons, en lien avec l’émetteur, un temps de 30 à 60 minutes pour que celui-ci puisse transmettre son savoir.
Édouard valide le contenu du document et me remercie pour le travail que j’ai fourni. Notre équipe s’agrandit avec l’arrivée de Noé, un jeune moniteur psychologue de formation. L’équipe responsable du projet est donc maintenant composée de deux pensionnaires, d’un moniteur et d’un stagiaire (moi-même). Même si Anne est légèrement moins investie dans le groupe du fait de ses absences, l’entente au sein du groupe est très bonne.
Lors de la présentation du projet face à la « commission inter-atelier », Édouard est un peu nerveux, d’autant que la commission est composée d’une psychiatre, d’une monitrice de l’hôpital de jour et d’une autre qui pourrait être vue comme l’assistante du directeur. Dans la logique du projet qui tend à mettre le pensionnaire au premier plan, nous laissons la parole à Édouard et Anne. Édouard réussit à présenter le projet malgré son stress. Je complète ensuite ses propos en évoquant les points faibles et points forts de l’atelier, ainsi que sa mise en œuvre. L’échange avec les membres de la commission amène quelques idées nouvelles. La commission est réceptive et nous accorde sans difficulté le droit d’instituer l’atelier. Après la présentation, nous sommes tous ravis. La cohésion ainsi que l’enthousiasme de l’équipe est au plus fort. Nous convenons de mettre en place un cahier de transmission interne afin de communiquer entre nous.
C. Conduite de projet
1. Lancement du projet : une floraison de propositions
Durant les premières semaines, nous faisons un travail important de communication. Édouard dispose de petites affiches, tandis que Noé et moi-même parlons de l’atelier aux pensionnaires que nous accompagnons au quotidien. Après une semaine et à ma grande surprise, l’affiche principale que nous avons installée est presque remplie de savoirs proposés. Je découvre en même que les autres des centres d’intérêts et des savoirs dont je soupçonnais pas l’existence [voir pages annexes]. Je prends également conscience alors d’un phénomène qui sera une constante tout au long du projet : il y a plus d’émetteurs que de récepteurs. Autrement dit, il y a un grand nombre de pensionnaires désireux de partager leurs savoirs, mais moins de personnes volontaires désireuses d’en bénéficier.
Après un travail de communication supplémentaire, le nombre de récepteurs augmente et trois savoirs proposés obtiennent chacun cinq récepteurs: « initiation à la langue turque » proposé par Édouard, « Cours de baby-foot » avec Victor, un jeune pensionnaire, et « historiographie » (soit l’écriture de l’histoire) proposé par Geneviève, une autre pensionnaire.
2. Travail d’accompagnement au sein de l’atelier : à chacun son micro-projet
La liberté que m’offre ma position de stagiaire me permet d’être le membre de l’équipe responsable de l’atelier le plus investi. Au travers de la préparation de l’intervention, il s’agit de veiller à toujours « faire avec » et de laisser une liberté importante à l’émetteur dans la façon dont il souhaite faire les choses, aussi bien dans le travail de communication (affiches, tracts, prises de parole en réunion), que dans le fond et la forme de son intervention au sein de l’atelier. Auprès des émetteurs, je me présente comme une sorte « d’assistant à la création ». Je donne des conseils, des recommandations, suscite la réflexion, rassure, rappelle les contraintes pratiques et les délais. Chaque accompagnement d’un émetteur dans le cadre de l’atelier pourrait s’apparenter à un « micro-projet » individualisé lui-même inclut dans le projet d’activité.
a. Édouard : « Initiation au turc »
Le travail de préparation fait office de médiation, ce qui me permet d’initier un rapport différent avec certains pensionnaires et de découvrir des facettes insoupçonnées de leurs histoires. Dans la préparation autour de son intervention à venir intitulée « initiation au turc », Édouard m’apprend que, par le passé, il a fait un stage en aquaculture (un autre des savoirs qu’il propose) en Turquie de deux mois dans le cadre d’une formation. Il en garde un très bon souvenir : « C’était génial. » Il me fait part de plusieurs petites anecdotes, me chante des chansons turques, me parle des rencontres qu’il a pu faire et de l’hospitalité des turcs. Il me transmet la joie qu’il avait à parler de ses souvenirs et me fait rire. Je lui suggère de partager ces choses durant son intervention. Nous convenons qu’il présente son atelier à venir au cours de la prochaine réunion du club.
Lors de cette réunion, je prends la parole en premier pour présenter l’atelier, puis j’invite Édouard à parler de son intervention. D’ordinaire réservé et introverti, Édouard se lève et s’approche de deux pensionnaires au premier rang de l’estrade. Il dit « Merhaba» (« bonjour » en turc) en serrant la main d’un d’eux, puis lui fait une bise tempe contre tempe. Il fait ensuite la même chose avec le pensionnaire d’à côté, ce qui amuse les personnes présentes. Son comportement étonne et suscite l’attention. Toujours debout, il fait la promotion de son atelier. Quelques pensionnaires applaudissent. Je n’ajoute rien. A la fin de la réunion, je vais le voir en le félicitant pour son intervention et il me fait un clin d’œil en me serrant la main.
Le lendemain, grâce à la promotion qu’il a pu faire et à notre travail d’organisation, onze personnes dont deux stagiaires infirmiers sont présentes durant « l’initiation au turc ». Le cours est immersif, vivant, drôle, convivial. Édouard a préparé des papiers imprimés et découpés représentant des billets d’avion pour la Turquie et de la monnaie turque. Sur les feuillets qu’il distribue sont inscrits des images, des mots et expressions turques. Il nous fait faire des exercices de prononciation : comment dire bonjour, merci, s’il vous plaît, je t’aime… Il alterne théorie et pratique, qu’il ponctue avec des anecdotes de son voyage en Turquie, ou des informations au sujet de la culture turque. Dans le cadre de son intervention, je suis à la fois son assistant et un participant. Comme il me l’avait demandé, j’ai préparé du thé pour les participants (une boisson incontournable en Turquie). Toutes les personnes présentes sont investies. Elles rient, répètent les mots et expressions. Les participants sont assis autour d’une table dans le bâtiment central de la clinique. Le lieu est ouvert et il y a un peu de passage, si bien que certains pensionnaires intrigués viennent s’installer à table en cours de route[59]. L’atelier dure une heure.
Son intervention terminée, je félicite Édouard pour son travail et lui dis à quel point j’ai apprécié. Édouard me répond : « ça rend hommage aux personnes que j’ai rencontrées là-bas. » Puis il ajoute : « Ce sont des souvenirs qui m’émeuvent ». Alors que nous parlons de l’atelier en général et de notre enthousiasme respectif, Édouard me dit: « En tout cas merci infiniment pour votre implication dans l’atelier. » Je répond : « Je le fais avec plaisir, je suis très content que ça fonctionne. Le projet offre de nouvelles possibilités pour les pensionnaires. »
b. Victor : « Cours de baby-foot »
Victor est un jeune pensionnaire de 23 ans, qui est l’ami d’Édouard. Il est brun et souriant. Nous avions joué à plusieurs reprises au baby-foot ensemble avant l’ouverture de l’atelier. C’est le meilleur joueur de baby-foot que je connaisse. Il avait d’ailleurs pu me donner quelques conseils.
Lorsque l’atelier « Partage du Savoir » ouvre, je lui propose de faire une intervention. Il me répond :
-Oui ça m’intéresse mais je n’ai pas de savoir particulier.
-Vous pourriez par exemple faire une intervention au sujet du baby-foot. Je connais plusieurs pensionnaires qui aimeraient savoir jouer comme vous.
-Je n’y avais pas pensé. Je vais y réfléchir.
Quelques jours plus tard, il inscrit sa proposition sur l’affiche et celle-ci intéresse rapidement un nombre suffisant de personnes : cinq récepteurs dont deux moniteurs. La préparation se fait sans difficulté. Le jour de l’intervention, Victor a imprimé les règles officielles de baby-foot. Il aborde « la théorie » à travers une comparaison détaillée des règles officielles avec celles d’usage. Au cours de la séance, Victor a néanmoins du mal à occuper pleinement sa place d’émetteur. J’ai le sentiment qu’il en dit peu en comparaison à ce qu’il connaît. En tant que référent, j’essaye de solliciter ses connaissances : « Vous pourriez lui montrer comment on fait pour faire une passe des demis à l’attaque. » Victor se prend progressivement au jeu. Il y a une très bonne ambiance.
A la demande des participants, son « cours de baby-foot » a lieu une seconde fois la semaine suivante. Lors de celle-ci, Victor adopte davantage cette position de « sachant » : il a préparé des exercices à réaliser, fait des démonstrations, supervise et donne des conseils.
c. Geneviève : « Historiographie »
Pour d’autres pensionnaires, la phase de préparation est plus délicate.
Geneviève est une pensionnaire dans la trentaine diagnostiquée « état limite » (« borderline »). Elle est en surpoids, a le visage triste, des cheveux brun mi-long, et fume beaucoup. Quelques mois avant notre rencontre dans le cadre de l’atelier, j’avais déjà travaillé avec elle en salle-à-manger. Lors d’un temps de repos avec l’équipe de travail à la fin du service, elle nous avait appris que son père était mort d’un cancer généralisé il y a six ans, puis sa mère de la même façon quatre ans plus tard. Geneviève nous avait dit qu’elle aimerait bien faire de la généalogie quand elle se « sentira plus forte ». Elle nous avait également expliqué que les souvenirs après sa première décompensation étaient flous, comme « derrière un voile ». De façon sous-jacente à ses propos, je percevais chez elle un questionnement autour de son histoire.
En tant qu’équipe responsable de l’atelier « Partage du Savoir », nous sommes particulièrement intéressé par le savoir « historiographie » qu’elle propose alors car elle est détentrice d’un master d’histoire et que la liste des récepteurs est notamment composée de son psychiatre et d’un psychiatre interne. Je perçois dans ce paramètre une excellente d’occasionner un jeu autour des rapports de place.
Avec Édouard, nous organisons un rendez-vous avec elle pour discuter de son intervention à venir. A ma demande, Geneviève nous fait un résumé de ce qu’elle souhaite présenter durant l’atelier. Nous discutons des modalités pratiques. Geneviève m’apprend que l’équipe soignante a déterminé qu’elle était actuellement « à surveiller ». A la clinique, un pensionnaire est temporairement mis « à surveiller » quand l’équipe considère qu’il traverse une période difficile et que son accompagnement nécessite une attention particulière et un encadrement plus soutenu. Je propose qu’elle aborde elle-même la question de son intervention dans le cadre de l’atelier auprès de sa psychiatre. Celle-ci ne verra pas d’inconvénient à ce qu’elle participe et se dira même intéressée pour y venir.
Cinq jours plus tard, accompagné de Noé, je discute de Geneviève avec deux de ses moniteurs référents qui évoquent ses difficultés : «Geneviève a des problèmes avec les hommes. Elle s’investit dans des relations qui n’existent pas dans la réalité. » Étant donné que nous sommes trois hommes dans l’équipe, elle nous conseille d’y être vigilants. Ceux-ci soulignent également l’importance que son travail aboutisse : « Faut qu’elle tienne le cap. C’est important qu’elle finisse et qu’elle ne le vive pas comme un échec. » Nous nous mettons d’accord pour veiller à ce qu’elle aboutisse dans ce qu’elle entreprend et de l’aider à mettre une limite à son travail.
En effet, au fil des semaines, Geneviève se montre d’abord très investie et positive : « J’ai bien avancé. J’ai déjà beaucoup de contenu. ça me fait plaisir de le faire. » Puis sa situation psychique influe sur son travail. « ça n’allait pas très bien ses derniers temps. J’ai fais plein de cauchemars. » Après avoir repoussé la date de son intervention d’une semaine, elle souhaite la repousser une nouvelle fois. Je prends conscience de l’équilibre entre la rigidité et la souplesse : cadrer suffisamment l’investissement de l’émetteur tout en adaptant le cadre à ses difficultés de façon à ce que son investissement ne soit pas une source de difficultés supplémentaires. Dans cet exercice, je peux m’appuyer sa monitrice référente qui la connaît bien et pense qu’il ne faut pas qu’elle repousse l’échéance. Nous convenons d’aller en discuter avec elle ensemble plus tard dans l’après-midi. En sa présence, Geneviève change de discours et accepte facilement l’idée.
Au fil de l’accompagnement, Geneviève m’en apprend beaucoup sur son histoire personnelle. Elle nous raconte qu’elle a obtenu un master d’histoire en Italie, et que c’est quelques temps après son retour en France qu’elle est tombée malade. J’apprends donc également qu’elle parle très bien l’italien et qu’elle est passionné de musique, en particulier le gospel et la guitare folk. Au sujet du contenu de son intervention au sein de l’atelier, elle me dira un jour : « Certains pourraient penser que c’est parce que j’ai envie de me relancer dans cette voie, mais ce n’est pas du tout le cas. J’ai envie de clôturer la chose. Ça me fait sentir que je n’ai pas fait toutes ces études pour rien. »
L’intervention de Geneviève aura finalement lieu en temps voulu. En lien avec Anne, Geneviève avait préparé un diaporama avec des extraits de vidéos pour l’assister dans sa présentation. Du fait d’empêchements divers, certains récepteurs ont manqué le début ou la fin de l’intervention de Geneviève. Et malgré mes efforts pour définir un créneau horaire permettant de Geneviève de venir, celle-ci ne pourra pas se libérer. Néanmoins, dix récepteurs y ont assisté partiellement ou en totalité, parmi lesquels une psychiatre interne, deux stagiaires, cinq pensionnaires aux âges très varié (de 20 à 80 ans) et deux membres organisateurs de l’atelier (Anne et moi-même). Par la suite, Geneviève s’est dite satisfaite de son intervention et dira à sa monitrice référente que ça s’était « très bien passé ».
3. Mises à jour du projet et travail d’équipe
Au fil des mois, nous avons réfléchi et décidé en groupe de certaines améliorations dans la conduite de l’atelier. Le travail en équipe avec les pensionnaires était très agréable. De la même façon qu’au sein de l’association du club, nous avions organisé un espace où le pouvoir décisionnel était identique pour tous les membres, indépendamment du statut.
Malgré ses absences, Anne participait aussi à l’évolution du projet. Elle a suggéré par exemple qu’en plus du cahier de transmission interne, on utilise un autre cahier comme « livre d’or » dans lequel les émetteurs et récepteurs pourraient mettre un commentaire après chaque session de l’atelier. Le reste de groupe organisateur était d’accord et le livre fut mis en place ce qui a permis de recueillir les avis des récepteurs ayant participé aux différents ateliers. Le livre d’or permettait de laisser une trace et participait à la valorisation des émetteurs.
Anne provoquera aussi un débat au sein de l’équipe en exprimant son désaccord par rapport au fait que Noé et moi-même faisions en sorte de planifier l’intervention de Geneviève prioritairement en fonction de l’emploi du temps de sa psychiatre. Elle dira : « Dans la logique de l’atelier, on est tous sur un pied d’égalité. Il n’y a plus de statut. » Lors d’une réunion d’équipe interne à l’atelier, il sera d’ailleurs décidé que le statut ne donnerait pas une forme de priorité dans les choix concernant la date de l’intervention de l’émetteur.
Un autre débat aura également lieu au sujet du degré d’influence que nous pouvions avoir par rapport au contenu de l’intervention de l’émetteur, ce qui s’est avéré être une question complexe. Il fut globalement décidé que l’équipe responsable de l’atelier n’était pas responsable de la qualité du contenu de l’intervention mais plutôt de son bon déroulement. Il s’agissait donc de veiller à ce que l’émetteur soit doté d’une liberté importante dans ce qu’il souhaitait présenter. L’atelier étant uniquement un espace lui permettant de profiter de cette liberté.
Progressivement, la liste des savoirs proposés s’est agrandie, si bien que nous avons dû ajouter une nouvelle affiche. Lors de mon départ, trois savoirs proposés par des pensionnaires intitulés « Séance de relaxation performante », « Initiation au marocain » et « Apprendre à rédiger un CV » étaient en cours de préparation. Néanmoins, mon stage se terminant, je n’ai pas pu y assister.
D. Bilan : réussites et limites
1. De nouvelles possibilités d’accompagnement : les « effets collatéraux »
Avant d’aborder l’évaluation du projet, je vais évoquer certains effets déclencheurs inattendus.
Comme je l’ai précisé, l’idée initiale du projet ne venait pas de moi, mais de deux pensionnaires. A mon sens, le fait que la demande émane du public lui-même donne du poids au projet car il répond à une demande concrète. La demande ne s’est d’ailleurs pas seulement exprimée dans la proposition d’Édouard, mais aussi à travers le nombre important de pensionnaires proposant leurs savoirs. Au total, 14 émetteurs se sont inscrits et 16 savoirs ont été proposés en deux mois. J’y vois une preuve que l’espace offert par l’atelier venait répondre à un désir partagé. Certains se montraient sensibles à l’intérêt du projet. C’est le cas de Nathan (le pensionnaire qui me posait toujours des question) qui m’a notamment dit : « Les gens ont une image de nous qui peut changer quand ils vont découvrir qu’on détient des savoirs qu’ils ne soupçonnaient pas. » (Nathan avait fait des études de microéconomie)
Ce qu’il est important de préciser, c’est que les émetteurs volontaires étaient parfois des pensionnaires lourdement affectés par la maladie. C’était notamment le cas pour Hervé :
Hervé a la cinquantaine. Il est mince, distant, inexpressif et porte de petites lunettes. Il fait partie du secteur de chambre où j’exerce. Pourtant, même après des mois, je ne sais presque rien de lui.
Chaque matin lors du « tour de chambre », je viens saluer et solliciter les pensionnaires afin de vérifier qu’ils se lèvent, mangent un petit-déjeuner, prennent leurs médicaments et organisent leurs journées respectives. A mon passage, Hervé est généralement réveillé et a déjà mangé. Lorsque j’essaye de discuter avec lui, ses réponses sont très brèves. Voyant qu’il est autonome et ne souhaitant pas le déranger dans son espace intime, je me retire. Le scénario se répète durant des mois.
Un matin, après avoir frappé et ouvert la porte de sa chambre, je le trouve devant son ordinateur en train d’écrire. Je lui demande : « Vous écrivez un texte ? » Je ne comprends pas la réponse qu’il me donne, mais par la suite, il me montre quelques photos qu’il a prises lui-même à la clinique et qu’il a ensuite retouchées. Les photos ont été prises en extérieur et représentent, pour la plupart, des éléments de nature. Les images sont très saturées et contrastées, ce qui offre une perception originale des éléments photographiés. Il y a une certaine cohérence dans la façon dont ils les a travaillées. Il me dit avoir fait ça seul, en dehors d’un atelier. C’est la première fois que j’arrive à faire en sorte que Hervé évoque un de ses centres d’intérêts auprès de moi.
Après le lancement de l’atelier « partage du savoir », je lui parle de l’atelier lors d’un autre tour de chambre. Intéressé, il me répond : « Je détiens beaucoup de savoir. […]Je fais de la philosophie. » J’essaye de le convaincre de proposer ses savoirs dans le cadre de l’atelier mais il ne semble pas à l’aise dans l’idée d’une transmission orale.
Pourtant, quelques semaines plus tard et sans qu’il m’en parle, je découvre qu’il a inscrit son nom sur l’affiche de l’atelier dans la colonne « émetteurs ». Il propose deux interventions : l’une intitulée « Exposition de dessin photo », et l’autre intitulée « Le supermarché ».
Son intervention dans le cadre de l’atelier n’aura pas lieu durant mon stage car celui-ci se terminait sans qu’aucun récepteur ne se soit inscrit en face de son savoir. Néanmoins, cet exemple illustre la façon dont l’atelier offrait des possibilités nouvelles dans l’accompagnement des pensionnaires. John DEWEY explique que les centres d’intérêts sont parfois « les seules puissances auxquelles l’éducateur puisse s’adresser.[60] »
Samuel est pensionnaire schizophrène de 26 ans d’origine marocaine qui est soigné à la clinique depuis plus de deux ans. C’est un jeune homme grand et enrobé. Il a les cheveux frisé et est très souriant. Sa mère est morte et son père vit au Maroc. Durant une réunion de soignants, j’apprendrais qu’il y a eu une période de sa vie durant laquelle il pensait être « Truman » dans le film « Le Truman Show », à savoir que l’environnement autour de lui était fictionnel, que toutes les personnes qui lui parlaient étaient des acteurs et que tout le monde pouvait voir en permanence ce qu’il faisait (une idée qui rappelle le sentiment d’être transparent et de n’avoir aucun secret).
Même si il ne fait pas partie de mon secteur, le contact avec Samuel est facile. Il semble apprécier pouvoir discuter avec un jeune stagiaire comme moi. Un jour il me raconte que raconte qu’il fut hospitalisé à la suite d’une consommation de cannabis et d’une défenestration. Solide de nature, la chute de huit mètres lui a seulement laissé une hanche et le dos douloureux, mais rien de cassé. Il me dit : « La veille, j’avais fais une prière pour ne plus me réveiller. […] J’aurais bien aimé fuir mes difficultés ».
Le séjour de Samuel à la clinique se passe mal. Il se plaint de l’accompagnement des soignants et ne participe pas à la vie de l’institution. Les professionnels trouvent qu’il transgresse, s’oppose ou se conforte dans une forme de passivité. Il est décidé qu’il quitte l’établissement mais sa situation sociale génère une impasse si bien qu’il y reste plusieurs mois.
Un jour durant cette période, alors que je m’occupe de l’affiche de l’atelier « Partage du savoir », Samuel vient à ma rencontre :
– Bonjour Joseph, je voulais vous dire. J’aimerais bien faire un cours d’arabe.
– ça serait super ! Karima [une monitrice d’origine maghrébine] voulait en faire un aussi. Elle cherchait un pensionnaire pour l’accompagner. ça vous dit de vous mettre en binôme avec elle pour le faire ?
– Oui j’aimerais bien.
– Parfait. Je vous laisse lui en parler ? Si c’est bon vous pourrez écrire votre nom sur l’affiche.
Samuel inscrit son nom. Par la suite, il est allé voir la monitrice qui a accepté de se joindre à lui.
Ici, l’existence de l’atelier lui offre une possibilité de s’investir dans la communauté à travers une place différente puisqu’il propose de transmettre quelque-chose qui lui est propre. En effet, sa proposition est d’autant plus intéressante qu’elle est liée à sa culture d’origine et son identité. Malheureusement, mon stage se terminera avant son intervention dans le cadre de l’atelier.
Mon engagement au sein de l’atelier m’offre également des possibilités nouvelles en terme d’accompagnement social et de préparation à la réinsertion. Ce fut notamment le cas avec Édouard :
Un jour, je croise Édouard dans la clinique. Je l’interpelle pour lui annoncer que plusieurs nouvelles personnes se sont inscrites sur l’affiche de l’atelier partage du savoir. Je constate alors qu’il est accompagné de son père. Il me présente. J’apprends alors que son père est géologue. Celui-ci est très bavard et nous parlons tous les trois de sciences. A un moment lors de la conversation, il dit d’un ton moqueur :« Ma femme ne sait même pas combien il y a de millilitres dans un mètre cube », comme si c’était une évidence. Il continue à parler, puis Édouard intervient en disant : « un milliard ». Son père acquiesce d’un signe de tête en souriant et continue la discussion. J’aborde le sujet du projet « Partage du Savoir » en disant : « C’est une idée de votre fils ». Très peu d’explications lui suffisent pour qu’il en comprenne l’intérêt. Il dit :« Chacun à ses propres savoirs. J’ai connu un garçon dyslexique qui était extrêmement doué en bricolage. Moi par exemple, je suis géologue, et pourtant je ne connais rien aux plantes. Ça dépend des sensibilités de chacun. »
Les semaines passent et je continue à travailler avec Édouard dans le cadre de l’atelier. Au cours du projet, ma relation avec lui se développe. Néanmoins, l’impression d’indifférence que laissent parfois les personnes schizophrènes m’empêche de penser qu’il m’affectionne. Je suis alors surpris par exemple lorsqu’il me choisit comme une des quelques personnes de la clinique qu’il invite à son repas d’anniversaire.
De la même façon, un autre jour, il vient me demander mon aide. Il m’explique qu’il aspire à travailler en tant qu’accueillant dans une bibliothèque, avec l’idée de se tourner ensuite vers le métier de rédacteur au sein d’un journal municipal. Il doit pour cela passer un concours. Il a déjà réussi l’épreuve écrite et doit se préparer pour l’épreuve orale qu’il redoute tant. Il me demande de faire partie de son jury blanc afin de se préparer au mieux. Flatté qu’il me choisisse, j’accepte sa proposition malgré qu’il ne fasse pas partie de mon secteur de chambre. J’interprète sa demande comme une preuve que le travail au sein de l’atelier a permis l’instauration d’une relation de confiance.
Le lendemain, Édouard est accompagné d’un autre pensionnaire à qui il a également proposé d’être jury. Nous nous installons tous les trois dans une salle commune. Édouard s’est habillé pour l’occasion, il est très élégant dans son costume. Il a aussi préparé des questions avec les réponses au dos qu’il nous donne. Après une petite discussion, nous nous prêtons au jeu comme dans une pièce de théâtre. Il fait chaud et Édouard est anxieux. Des gouttes perlent sur son front. Néanmoins sa présentation est très réussie. Pour se mettre en avant, il parle de son BTS en aquaculture, de son stage en Turquie et de ses diverses activités à la clinique. A ce sujet, il évoque son statut de trésorier de l’association du club, son travail en tant que standardiste et son implication dans le projet « Partage du savoir ». Content, je souris en réalisant qu’il présente le projet comme une expérience ayant marqué son parcours. Dans sa présentation, il évite soigneusement d’employer les termes « schizophrène » ou « psychotique ». Par la suite, nous lui posons des questions tirées au hasard. Il y répond sans difficulté. Il donne l’impression générale d’avoir beaucoup travaillé.
Une fois l’entretien terminé, nous discutons tous les trois de la façon dont il pourrait aborder le fait qu’il soit actuellement accueilli en tant que patient au sein d’une clinique psychiatrique. Après d’autres échanges, nous terminons l’exercice et Édouard nous remercie tous les deux chaleureusement.
En rencontrant le père d’Édouard, je découvre le lien qui existe entre la question du Savoir, sa famille, son identité, son parcours, ses projets : son père est un scientifique (un « savant »), Édouard a fait des études d’aquaculture (un métier qui allie science et nature, comme la géologie), il projette de travailler dans une bibliothèque (le lieu emblématique du Savoir ). Le simple fait qu’il réponde à la question indirecte posée par son père concernant le nombre de millilitres dans un mètre cube témoigne de l’importance pour lui de laisser un message qui pourrait se traduire comme : « Je sais des choses. Mon esprit n’est pas totalement invalidé par la maladie mentale. »
2. Faire fructifier des ressources internes…
Les savoirs, savoirs-faire et centres d’intérêts sont des richesses qui prennent leur source dans l’esprit des sujets. De ce fait, la participation d’un pensionnaire dans le cadre de l’atelier lui offre non seulement l’occasion de les mettre en lumière, mais surtout de prouver, aux autres et à lui-même, que tout ce qui prend sa source dans son esprit n’est pas fatalement invalidé par la pathologie. Il me semble que c’est un point central :
« De leur point de vue, vérifier qu’à nos yeux ils savent quelque chose, et au-delà que leur pensée est valide, qu’elle leur appartient en propre, cela constitue une question capitale[61]. »
De plus, le fait que l’atelier soit fondé sur l’idée d’une « transmission » permet d’encadrer l’expression de ces ressources. Il était en effet nécessaire que le contenu de l’intervention puisse être compréhensible par d’autres. Ce qui émane de l’esprit de l’émetteur doit donc pouvoir s’inscrire dans une réalité commune. Il existe une double dimension des savoirs et savoirs-faire transmis : ils sont à la fois objectifs (un ensemble de connaissances, de techniques, de règles qui existent indépendamment du sujet) et fortement liés à la sphère intime. Leur sollicitation dans ce cadre permet donc d’établir un pont entre la réalité intérieure et la réalité partagée.
3. … et personnelles
Je constate progressivement que l’atelier offre la possibilité aux pensionnaires de s’investir dans la vie de la clinique de façon plus personnelle qu’au sein des autres ateliers et contrats. En effet, animer un atelier au sujet d’un de ses savoirs en lien avec son parcours de vie requiert un investissement personnel plus important que de faire le ménage, de jouer au foot ou de travailler à la cuisine. Avant le lancement de l’atelier, j’avais négligé cet aspect du projet qui, avec le recul, me semble être un des points les plus importants. S’impliquer dans l’atelier en tant qu’émetteur, c’est donner une partie de soi, ou au moins donner une partie de ce qui est important pour soi. On retrouve ici le concept « d’activité propre » :
« D’une façon plus lapidaire, à la fois pratique et prudente, on peut dire […] que »chaque fois que le malade introduit quelque chose de lui-même dans son travail, les risques de sa détérioration psychique diminuent »[62]. »
Solliciter ce type de ressources permet aussi au pensionnaire de signer son individualité et de favoriser l’individuation. On a pu voir que la psychose est signée par des troubles de l’identité, et que la personne schizophrène peut connaître une perte du sentiment d’être soi. Pour certains sujets lourdement atteints, une monitrice expérimentée me dira : « leur existence est comme une diapositive. […] Ils ne peuvent pas s’approprier leur histoire ». Or, dans l’exemple de Geneviève, Samuel ou Édouard, je me rends compte que les savoirs qu’ils proposent sont fortement liés à leur parcours de vie et leur identité. Je découvre alors que le travail d’accompagnement dans le cadre de l’atelier me permet de travailler autour de questions telles que : Quel a été mon parcours ? En quoi mon parcours fait de moi la personne que je suis ? Quelles sont les ressources que je porte en moi qui sont le fruit de mon histoire ?
Les propos de Geneviève et Édouard au sujet des raisons qui ont motivé leur investissement dans le cadre de l’atelier semblent témoigner d’un désir de renouer les fils de leurs parcours.
Avec le recul, il me semble qu’il aurait été intéressant de travailler d’autant plus autour de la dimension personnelle liée au savoir proposé à travers l’accompagnement des émetteurs. Que ce soit pour Geneviève ou Édouard, les quelques moments où la transmission de savoir était ponctuée d’anecdotes, de moments de vie, semblaient être importants à leur yeux et offraient à leurs interventions le charme de l’authenticité.
4. Du niveau relationnel au un niveau institutionnel
L’atelier « Partage du Savoir » s’inscrit dans la lignée du projet institutionnel en invitant les pensionnaires à occuper un rôle dans le champ social de l’institution à travers une position d’acteur responsable et aidant. L’émetteur est aidant car il fait profiter la communauté de ressources qu’il détient, tout en étant responsable de son intervention dans le cadre de l’atelier[63].
Le projet d’atelier « Partage du Savoir » s’appuie sur l’ensemble des notions évoquées dans la deuxième partie de ce mémoire : « l’effet pygmalion », le jeu de rapport de place et la « position basse », le concept « d’activité propre », l’utilisation des centres d’intérêts des pensionnaires comme moteur, la valorisation de leurs savoirs ou savoir-faire, la reconnaissance de la consistance de leur pensée et l’impossibilité pour nous de lire en eux. A mon sens, la force de cet atelier réside dans le fait qu’il permet d’amener à un niveau institutionnel certaines des pratiques professionnelles fondées sur ces concepts qui étaient jusqu’alors employées à un niveau relationnel.
Par exemple, du fait que l’atelier soit inscrit dans l’institution, c’est l’institution même qui fait appel aux centres d’intérêts des pensionnaires dans l’objectif de les rendre plus actifs. De la même façon, à travers l’atelier, c’est l’institution qui permet de jouer sur les rapports de place établis en leur offrant un espace au sein duquel les pensionnaires seront en « position haute ».
« La philosophie des »réseaux d’échanges réciproques de savoirs » est basée sur le principe même de la réversibilité des rôles éducateur/éduqué. […] Il est question de rétablir la réciprocité humaine fondamentale[64]. »
Le simple fait que l’atelier existe est également une reconnaissance institutionnelle que tous les pensionnaires sont potentiellement détenteurs de ressources immatérielles personnelles qui ont suffisamment de valeur pour mériter d’être partagées.
L’existence de l’atelier est aussi une reconnaissance institutionnelle de l’impossibilité pour l’équipe soignante de savoir « ce qu’ils ont dans la tête ». En leur demandant de partager avec nous une partie de leur savoir, on reconnaît qu’ils savent des choses que nous ignorons.
A mon sens, le fait d’avoir inscrit ces procédés à un niveau institutionnel leur a donné une plus grande efficacité. Durant mon stage, j’ai pu me servir de l’atelier « Partage du Savoir » comme un outil supplémentaire dans l’accompagnement des pensionnaires au quotidien. Cette outil a notamment aidé à :
– instaurer une relation
– s’appuyer sur leurs centres d’intérêts pour les rendre acteurs au sein de la vie collective
– mettre au travail leurs capacités à être en lien
– les valoriser
– travailler autour de leurs projets de réinsertion
– favoriser la consolidation de l’identité
Le travail au sein de l’atelier m’a permis de travailler autour des notions d’autonomisation, de socialisation, de responsabilisation et d’individuation de la personne accompagnée.
5. Les difficultés rencontrées, les limites du projet
a. Le manque d’investissement des soignants
Une des plus grande difficulté rencontrées dans l’organisation des ateliers était de faire en sorte que les récepteurs se rendent disponibles durant la totalité de l’intervention de l’émetteur. En effet, il arrivait souvent dans la pratique que les allées et venues durant une intervention soient fréquentes. Étonnamment, ce sont les professionnels qui se montraient les moins disciplinés. Malgré leur engagement annoncé à participer, certains moniteurs venaient puis partaient en cours d’intervention, ou venaient en retard. Les pensionnaires, même si ils avaient parfois de bonnes raisons de manquer une partie de l’intervention, se montraient plus respectueux à ce niveau. Il m’a semblé que le phénomène était dû à la charge de travail des moniteurs et donc leur manque de disponibilité, mais également au fait qu’ils n’avaient pas conscience du message que pouvait laisser leur comportement à l’égard des pensionnaires émetteurs. C’est une difficulté à laquelle je n’ai pas su répondre durant mon stage.
b. L’importance du travail organisationnel
Dans la pratique, la part organisationnelle du travail dans l’atelier demandait beaucoup de temps. La mise en place de chaque intervention était longue et l’atelier évoluait lentement. Il est même arrivé un moment où les collègues de mon secteur de chambre se sont plaints de mes absences du secteur. Ils ont pu penser alors que je travaillais peu alors que j’étais pourtant très actif. Il arrivait, tout comme Noé, que je travaille sur le projet hors de mes horaires de stage. Malgré les quelques plaintes de mes collègues, mon statut de stagiaire ainsi que la liberté qui est laissée aux initiatives des membres de l’équipe au sein de l’institution m’ont permis de m’investir pleinement dans l’atelier. Noé, mon collègue moniteur ne pouvait pas s’investir autant malgré son grand intérêt et son enthousiasme pour le projet. Édouard et Anne ne pouvaient pas non plus s’y investir davantage étant donné leurs difficultés et leurs projets personnels annexes.
L’importance de la dimension organisationnelle représentait donc une des limites les plus grandes. Conscient de cette difficulté, nous avons cherché en équipe des professionnels pouvant nous remplacer afin de poursuivre le projet car il était prévu que Noé quitte la clinique peu après la fin de mon stage. Après avoir trouvé des professionnels prêts à s’engager, nous avons rédigé en équipe un document dont l’objectif était d’aider les futurs garants de l’atelier à le faire vivre. Malgré nos efforts, j’apprendrais après mon départ et celui de Noé que les professionnels qui s’étaient engagés ne se s’étaient pas suffisamment investis ou n’étaient pas suffisamment disponibles pour prendre pleinement le relais.
La charge de travail que représentait l’encadrement de l’atelier a donc freiné son évolution.
6. Perspectives
a. Se saisir de toutes les opportunités qui se présentent
Je ressens aujourd’hui une légère amertume en voyant toutes les possibilités offertes par l’atelier que je n’ai pas su ou pas pu saisir. En effet, beaucoup d’interventions proposées comme celle de Hervé ou de Samuel n’auront finalement pas lieu. Tout comme celle de Félix (le batteur), qui finira également par inscrire son nom en proposant le savoir intitulé « Méthode de travail de Félix ». Je regrette de ne pas avoir toujours su me saisir de « l’appel à la relation » que représente le fait pour un pensionnaire d’inscrire son nom sur l’affiche de l’atelier et de proposer un savoir qui lui est propre. Étant donné le nombre d’émetteurs inscrits, je n’allais pas systématiquement voir les pensionnaires qui avaient proposés leurs savoirs sur l’affiche avant qu’un nombre suffisant de récepteurs se montrent intéressés. Avec le recul, je pense que c’est une erreur et que j’aurais dû me saisir de toutes les occasions qui se présentaient pour initier un échange avec les pensionnaires autour des savoirs qu’ils souhaitent partager.
b. Travailler davantage le temps post-intervention
Les jours suivants chaque intervention, l’équipe de l’atelier allait trouver chaque récepteur ayant participé pour qu’il inscrive, si il le souhaitait, un commentaire dans le livre d’or. Ce travail était long mais il permettait de laisser une trace de l’intervention. Il aurait été judicieux de travailler davantage en équipe ce temps post-intervention. Idéalement, nous aurions pu faire le bilan de l’accompagnement de l’émetteur dans le cadre de l’atelier (une évaluation du micro-projet). Nous aurions également pu prendre des photos durant les interventions, ou conserver des textes ou des images utilisées durant les interventions pour les ajouter au livre d’or. Aussi, je pense qu’il aurait été pertinent de laisser le livre d’or dans un endroit ouvert (par exemple à côté de l’affiche), de façon à ce que les traces des ateliers soient accessibles à tous.
c. Définir en équipe les objectifs et les stratégies de chaque micro-projet
Le travail en coopération avec les moniteurs de Geneviève s’est avéré très intéressant. Je pense qu’il aurait été judicieux de systématiser une définition des objectifs et des stratégies à adopter pour accompagner chaque pensionnaire au sein de l’atelier. Dans la pratique, l’encadrement au sein de l’atelier se faisait légèrement en parallèle du reste de la vie de la clinique. Pour créer un pont entre l’accompagnement du pensionnaire au sein de l’atelier, et son accompagnement dans le reste de la clinique, il aurait été pertinent de travailler davantage avec les psychiatres et moniteurs référents du pensionnaire en question. Autrement dit, il aurait fallu que le micro-projet du pensionnaire, en plus de s’inscrire dans le projet d’activité et le projet d’établissement, s’inscrive dans la lignée de son projet individualisé.
Conclusion
Ce projet d’activité s’est donc déroulé dans une démarche expérimentale. Son principe a été mis à jour au fur et à mesure par l’équipe responsable. L’objectif affiché d’acquisition de savoirs fut, dans ma pratique et celle de Noé, relayé au second plan. En effet, le savoir en lui-même n’était plus qu’un appui permettant la rencontre et l’accompagnement d’un pensionnaire au sein d’un espace différent. Néanmoins, l’intérêt effectif des autres pensionnaires pour le savoir transmis permettait d’éviter à l’atelier de se transformer en ce que Paul FUSTIER nomme le « faux cadre »[65], à savoir une activité mise en place uniquement pour la personne accompagnée dans une démarche artificielle, un « faire semblant ». Une activité qui ne serait pas considérée pour elle-même comme importante, mais seulement comme un moyen pour atteindre l’usager.
La psychothérapie institutionnelle montre à travers son fonctionnement que l’intensité des troubles psychiques dépend en grande partie de l’environnement dans lequel se trouve la personne souffrante, de la façon dont elle est considérée et de la place qui lui est laissée dans le collectif. Au-delà des symptômes de la maladie mentale, le contexte leur permet d’occuper une position d’acteur responsable à travers laquelle ils peuvent prouver (à eux-mêmes ainsi qu’aux autres) qu’ils sont des êtres capables.
A travers cette position d’acteur responsable et aidant qu’ils retrouvaient dans l’atelier « Partage du Savoir », la fructification de ressources à la fois personnelles et internes leur ont permis de prouver qu’ils sont capables intellectuellement et singuliers. Or il me semble que, à leurs yeux, ces deux points sont justement au cœur de leur condition existentielle :
« Suis-je mentalement disqualifié par mes troubles psychiques ? » et « Qu’est ce qui constitue mon identité ? »
Ce type d’atelier pourrait bien être un terrain qui vienne répondre à un besoin profond.
« Ce qui peut toucher quelqu’un qui a des difficultés spécifiques, c’est une activité qui fait brèche dans celles-ci. Une activité juste répond concrètement, sur un terrain particulier, à un besoin profond, invitant la personne à se voir un peu autrement dans le monde. Toute la question pour nous est donc celle de choisir un terrain opportun[66]. »
Même si ces questions sont particulièrement au travail chez les personnes psychotiques, d’autres publics qui peuvent également partager ce sentiment de disqualification ou de quête identitaire. Dans ces conditions, comment ne pas manquer l’opportunité de faire fructifier et de socialiser ce qui dort dans la sphère intime de la personne accompagnée ?
Il me semble qu’une partie de la réponse se trouve dans la possibilité pour nous d’amener de la mobilité dans les rapports de places et d’éviter une position de « maître ». Il est aussi nécessaire, par une vigilance au quotidien, d’identifier les centres d’intérêts, les aptitudes, la culture, ou les autres éléments liés à l’identité de la personne. Enfin, il faudra alors construire « un terrain opportun » permettant aux ressources individuelles de devenir fécondes et de venir s’inscrire dans un groupe social.
Bibliographie
Ouvrages
CHAZAUD, J., Introduction à la thérapeutique institutionnelle, éditions Edouard PRIVAT, 1978.
DELION, P., Psychose, vie quotidienne et psychothérapie institutionnelle. édition érès, 1998
DELION, P., Soigner la personne psychotique : concepts, pratiques et perspectives de la psychothérapie institutionnelle, Dunod, 2005.
DEWEY, J., in HOUSSAYE, J., (dir.), Quinze pédagogues, Paris, Armand Colin, 1994.
FREUD, S., Cinq psychanalyses, PUF, (1954), 2003.
FUSTIER, P., L’enfance inadaptée, repère pour des pratiques, Presses universitaires de Lyon, 1983.
GAILLARD, J.-P., L’Éducateur spécialisé, l’enfant handicapé et sa famille : manuel à l’usage des professionnels de l’éducation spécialisée et des familles, Paris, Esf, 2008.
GOFFMAN, E., Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Éditions de Minuit, 1968.
HEBERT, F., Chemins de l’éducatif, Paris, Dunod, 2012.
HEBERT, F., Rencontrer l’autiste et le psychotique, jeux et détours, Paris, Vuibert, (2006), 2015.
LELORD, F., Les contes d’un psychiatre ordinaire, Paris, Jacob, 1993.
MARPEAU, J., Le processus éducatif, Erès, (2000), 2011.
PEDINIELLI, J.-L., GIMENEZ, G., Les psychoses de l’adulte, Paris, Armand Colin, (2002), 2009.
TOSQUELLES, F., Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, éditions du scarabée, 1967.
Ressource linguistique
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, http://cnrtl.fr/
Annexe 2 : Projet original formalisé
La Chesnaie, Clinique de psychothérapie institutionnelle. | Rédacteur : Joseph COURY (stagiaire) avec l’assistance d’Edouard[67] (pensionnaire) et de Noé (moniteur). Date : 18/04/2016 |
PROJET D’ATELIER : « PARTAGE DU SAVOIR »
Présentation de l’atelier :
L’atelier prendra la forme d’un cours de 30 à 60 minutes animé par un pensionnaire ou un moniteur volontaire. Le sujet du cours sera déterminé en fonction des savoirs proposés et du nombre de pensionnaires intéressés par les savoirs en questions.
Il s’agira par exemple pour les participants d’apprendre à mieux parler une langue vivante, à rédiger des CVs, à utiliser un navigateur web, ou encore d’approfondir ses connaissances théoriques en histoire, en mathématique. Les savoirs pratiques et potentiellement ré-utilisables dans la vie future seront privilégiés.
Groupe responsable de l’atelier :
-Édouard (pensionnaire)
-Anne (pensionnaire)
-Noé (moniteur)
-Joseph (stagiaire)
Inscription dans le projet de l’établissement:
Les objectifs du projet d’établissement sont notamment de mettre en lumière la personne au-delà de ses troubles psychiques. C’est un mouvement continu visant à placer le pensionnaire dans une position d’acteur, de sujet distinct, digne d’écoute et responsable.
Pour se faire, l’équipe soignante accompagne le pensionnaire de façon à ce qu’il s’engage dans l’ensemble de la vie de l’institution, prenne part au collectif, assume des responsabilités, mobilise ses ressources.
« Elle [cette conception de soin] appelle au contraire à soutenir le pari qu’ils ont, quoi qu’il en soit, des aptitudes potentielles à participer à la vie concrète de l’entreprise, à y donner des avis utiles et à y assumer des responsabilités[68]. »
C’est dans cette lignée que nous souhaitons inscrire le projet d’atelier « Partage du savoir ».
Ce projet répond à une demande de départ interne puisque l’idée fut initialement proposée par Édouard, pensionnaire actuellement en temps plein, et Anne, pensionnaire en hôpital de jour. Édouard a présenté l’idée de ce projet à la réunion du club du 23 février 2016. Je l’ai trouvé très pertinente et je souhaitais l’aider à la mettre en place, c’est pourquoi je lui ai proposé de me joindre à lui.
Durant mon stage à la clinique, j’ai remarqué en effet que plusieurs pensionnaires détiennent des savoirs et des compétences, fruits de leurs études, de leurs anciennes professions ou de leurs centres d’intérêts. Malheureusement, il n’existe pas toujours un lieu pour mettre en avant ces savoirs et en faire bénéficier la communauté.
Il m’a été rapporté qu’il existait un ancien atelier similaire à celui-ci qui été réservé aux pensionnaires de l’hôpital de jour. L’atelier prenait la forme d’un temps libre, durant lequel un pensionnaire pouvait faire une présentation aux autres sur un sujet de son choix (exposition, livre, etc). Je crois avoir compris que cet ancien atelier s’apparentait à un partage d’expérience culturelle, tandis que celui-ci vise un partage de connaissance et de savoir-faire.
Objectifs de l’atelier:
Dans la suite du texte, j’appelle « émetteur » le pensionnaire ou moniteur qui transmet aux autres son savoir, et « récepteurs » les pensionnaires à qui ce savoir est transmit.
Pour le récepteur :
-acquérir des savoirs ou compétences concrètes, réutilisables dans d’autres situations de sa vie future.
-mettre au travail ses capacités d’écoute et d’apprentissage.
-faire de nouvelles découvertes.
Pour l’émetteur :
-être valorisé à travers son statut de personne détentrice d’un savoir désiré.
-lui permettre de sentir qu’il est une personne ressource qui joue un rôle dans le collectif.
-le placer dans un position d’acteur responsable.
-lui donner la possibilité de mettre au travail ses capacités d’expression, de communication, d’organisation.
-mobiliser ses ressources.
-consolider le savoir qu’il détient en l’apprenant aux autres.
-lui permettre de se distinguer des autres grâce à des ressources internes qui lui sont propres.
Pour le collectif :
-mettre à profit les compétences de chacun dans un esprit de partage.
-participer à la dynamique de socialisation (échanges avec autrui, engagement dans la vie collective), d’autonomisation (acquisitions de nouvelles connaissances, développement des capacités) et de réinsertion (place d’acteur responsable, de sujet distinct).
Caractéristiques de l’atelier :
Durée et fréquence
Après discussion avec Édouard, nous avons convenu que le créneau entre 13h et 14h du lundi pourrait être intéressant. Les premières fois, l’atelier pourrait être relativement court (30 minutes). Si l’atelier fonctionne bien, on pourrait imaginer qu’il dure plus longtemps mais sans pour autant dépasser une heure.
L’atelier aurait lieu une fois par semaine, la fréquence variant en fonction des propositions et des demandes.
Lieu
L’idéal serait un lieu à la fois calme et ouvert, où il y ait un peu de passage, de sorte que même les pensionnaires ne s’étant pas inscrits au préalable puissent venir jeter un coup d’œil, et rester si l’atelier les intéresse.
La bibliothèque étant le lieu symbolique du savoir, nous pensons que cet espace pourrait convenir à l’atelier. L’inconvénient étant qu’elle est excentrée du reste de la clinique et qu’il y a très peu de passage.
Le lieu où se tient l’atelier devra probablement changer en fonction du savoir à transmettre. Lorsque le cours nécessitera un besoin matériel particulier, comme pour apprendre à utiliser un navigateur web ou réparer un vélo, il faudra que l’atelier puisse se dérouler dans un lieu adéquat.
Encadrement
Lors de l’atelier, le moniteur présent, s’il n’est pas lui-même émetteur, sera récepteur au même titre que les autres mais veillera néanmoins au bon déroulement de la transmission de savoir. Il tâchera de faire respecter le cadre de l’atelier et se devra d’assister l’émetteur si celui-ci rencontre des difficultés particulières. Le moniteur sera au second plan tout le long de l’atelier, à moins que l’émetteur et lui-même en aient décidé autrement au préalable.
Mise en place de l’atelier :
1 – Première semaine : La recherche de « savoirs à transmettre »
Si la commission inter-ateliers juge que l’atelier « Partage de savoir » est pertinent et qu’il mérite d’être mis en place, il s’agira dans un premier temps d’établir une liste de « savoirs à transmettre», c’est à dire une liste de savoirs détenus par des pensionnaires ou des moniteurs volontaires désirant les partager avec un groupe.
Pour ce faire, nous communiquerons l’information concernant le lancement de cet atelier et la recherche de savoirs à transmettre. Nous en parlerons à la réunion du club, nous écrirons un mot dans le journal interne, nous réaliserons des affiches et transmettrons l’information aux moniteurs de chambres afin qu’ils évoquent le sujet auprès des pensionnaires de leurs secteurs respectifs. Une semaine après cette réunion du club, nous établirons une liste des savoirs à transmettre ainsi recueillis.
2 – Deuxième semaine : La recherche de personnes potentiellement intéressés par ces savoirs
Nous présenterons la liste de ces savoirs à la réunion du club suivante en expliquant qu’une affiche présentant l’atelier, la liste de ces savoirs et des personnes à même de les partager sera mise en place. Les personnes pourront y inscrire leurs noms en face du savoir qui les intéresse. Un petit texte présentant la liste de ces savoirs sera aussi ajouté dans le journal interne.
L’émetteur en face duquel sera inscrit le plus de personnes intéressées sur l’affiche sera sélectionné pour animer le premier atelier.
Les savoirs choisit pour être exposés seront ceux qui intéressent le plus de monde et qui ont le plus de chances d’être réutilisables dans la vie future.
3 – Troisième semaine : Préparation du premier atelier
Lors de la réunion du club de la troisième semaine, il sera annoncé que l’atelier aura lieu le lundi suivant. Le savoir et l’émetteur choisi seront présentés. L’émetteur aura alors une semaine pour préparer son cours. Il pourra bénéficier de l’assistance d’un moniteur ou stagiaire référent de cet atelier si il le désire.
4 – Quatrième semaine : Premier atelier
Le premier atelier « Partage du savoir » aura lieu le lundi de la quatrième semaine. Le prochain savoir présenté sera déterminé de la même façon que pour le premier, à partir de l’affiche. Il devra être choisi avant la réunion du club du jour suivant afin de pouvoir l’annoncer.
Si tout se passe bien, l’atelier pourrait avoir lieu toutes les semaines en suivant la même organisation. L’affiche sera en perpétuelle mise à jour puisque les émetteurs ou récepteurs volontaires pourront s’inscrire dessus à tout moment.
Évaluation :
-Si le nombre de savoirs à transmettre ou de personnes intéressés par ces savoirs est trop faible, la stratégie de communication ou l’existence de l’atelier devra être rediscutée.
-La satisfaction des récepteurs sera régulièrement évaluée pour savoir si l’atelier a répondu à leurs attentes. Les jours suivants l’atelier, nous irons demander aux récepteurs leurs avis concernant l’atelier auquel ils ont assisté. Ces remarques nous permettrons d’améliorer l’organisation de l’atelier.
Atouts :
-Cet atelier, s’il est mit en place, sera un des rares ateliers où le pensionnaire pourra être animateur.
-Il se distinguera aussi des autres ateliers car il ne s’agira pas seulement de pratiquer, mais avant tout d’apprendre.
-A priori, chaque cours sera unique, et les participants seront différents d’une fois sur l’autre. Par conséquent, si, pour une raison ou une autre, la fréquence de l’atelier est irrégulière, les inconvénients seront moins importants que pour un atelier classique où une participation continue sur le long terme est conseillée. Ce paramètre permet une souplesse appréciable compte tenu des difficultés que rencontrent actuellement les moniteurs pour assurer la continuité des ateliers.
[1]Dans un souci de confidentialité, tous les noms d’organismes et de personnes ont été modifiés.
[2]Ce terme est employé au sein de l’institution pour désigner les personnes accueillies.
[3]Pierre DELION, Soigner la personne psychotique : concepts, pratiques et perspectives de la psychothérapie institutionnelle, Dunod, 2005, p.19.
[4]Jean-Louis PEDINIELLI, Guy GIMENEZ, Les psychoses de l’adulte, Paris, Armand Colin, (2002), 2009, p.13.
[5]Jean-Louis PEDINIELLI, Guy GIMENEZ, Les psychoses de l’adulte, Paris, Armand Colin, (2002), 2009, p.15.
[6]Jean-Louis PEDINIELLI, Guy GIMENEZ, Les psychoses de l’adulte, Paris, Armand Colin, (2002), 2009, p.15.
[7]François LELORD, Les contes d’un psychiatre ordinaire, Paris, Jacob, 1993, p.201.
[8]Jean-Louis PEDINIELLI, Guy GIMENEZ, Les psychoses de l’adulte, Paris, Armand Colin, (2002), 2009, p.72.
[9] François LELORD, Les contes d’un psychiatre ordinaire, Paris, Jacob, 1993, p.197.
[10]François LELORD, Les contes d’un psychiatre ordinaire, Paris, Jacob, 1993, p.203.
[11]François LELORD, Les contes d’un psychiatre ordinaire, Paris, Jacob, 1993, p.222.
[12] On estime que durant l’occupation, 40 000 malades mentaux, soit la moitié des hospitalisés en France sont morts de faim ou de froid durant les cinq années d’occupation.
[13]Jacques CHAZAUD, Introduction à la thérapeutique institutionnelle, éditions Edouard PRIVAT, 1978, p48 .
[14]Pierre DELION, Psychose, vie quotidienne et psychothérapie institutionnelle, édition érès, 1998, p.8.
[15]François TOSQUELLES, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, Scarabée, 1967, p.39.
[16]François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Paris, Dunod, 2012, p.108.
[17]Erving GOFFMAN, Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Éditions de Minuit, Paris, 1968.
[18]Extrait du projet d’établissement.
[19]Extrait du projet d’établissement.
[20]Extrait du projet d’établissement.
[21]Extrait du projet d’établissement.
[22]Extrait du projet d’établissement.
[23]Extrait du projet d’établissement.
[24]Jacques CHAZAUD, Introduction à la thérapeutique institutionnelle, éditions Édouard PRIVAT, 1978, pp.11-12.
[25]Jacques MARPEAU, L’identification et la différenciation des champs professionnels, document obtenu dans le cadre de la formation.
[26]Définition de la profession, annexe 1 à l’arrêté du 20 juin 2007 relatif au diplôme d’État d’éducateur spécialisé.
[27]Jacques MARPEAU, L’identification et la différenciation des champs professionnels, document obtenu dans le cadre de la formation.
[28]Ibid.
[29]Jacques CHAZAUD, Introduction à la thérapeutique institutionnelle, éditions Edouard PRIVAT, 1978, p.13.
[30]François TOSQUELLES, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, Scarabée, 1967, p.8.
[31]François TOSQUELLES, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, Scarabée, 1967, p.10.
[32]François TOSQUELLES, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, Scarabée, 1967, pp.11-12.
[33]François TOSQUELLES, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, Scarabée, 1967, p.12.
[34]Hermann SIMON, Aktivere Krankenbehandlung in der lrrenanstalt, Walter de Gruyter et Cie éditeurs, Berlin 1929.
[35]François TOSQUELLES, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, Scarabée, 1967, p.40.
[36]François TOSQUELLES, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, Scarabée, 1967, p.41.
[37]Jacques MARPEAU, Le processus éducatif, Erès, (2000), 2011, p.58.
[38]Jacques MARPEAU, Le processus éducatif, Erès, (2000), 2011, p.57.
[39]Jacques MARPEAU, Le processus éducatif, Erès, (2000), 2011, p.54.
[40]François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Paris, Dunod, 2012, p.287.
[41]François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Paris, Dunod, 2012, p.289.
[42]TOSQUELLES souligne que le succès de l’ergothérapie dépend du sens que doit prendre le travail pour les malades. [François TOSQUELLES, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, Scarabée, 1967, p.61.]
[43]Extrait du projet d’établissement.
[44]François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Paris, Dunod, 2012, p.290.
[45]François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Paris, Dunod, 2012, p.294.
[46]François TOSQUELLES, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, Scarabée, 1967, p.15.
[47]François TOSQUELLES, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, Scarabée, 1967, p.17.
[48]François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Paris, Dunod, 2012, p.359.
[49]John DEWEY, in Jean HOUSSAYE (dir.), Quinze pédagogues, Paris, Armand Colin, 1994, p.118.
[50]Wiktionnaire: https://fr.wiktionary.org/wiki/follis#la
[51] Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales: http://cnrtl.fr/etymologie/fou
[52]Jean-Louis PEDINIELLI, Guy GIMENEZ, Les psychoses de l’adulte, Paris, Armand Colin, (2002), 2009, p.21.
[53]Sigmund FREUD, Cinq psychanalyses, PUF, (1954), 2003, p.267.
[54]François HEBERT, Rencontrer l’autiste et le psychotique, jeux et détours, Paris, Vuibert, (2006), 2015, p.299.
[55] cf. p.4
[56]Le lien qui peut être fait par le malade entre son psychiatre et Dieu est d’ailleurs flagrante dans le délire de Schreber. [Sigmund FREUD, Cinq psychanalyses, PUF, (1954), 2003, p.296]
[57]François HEBERT, Rencontrer l’autiste et le psychotique, jeux et détours, Paris, Vuibert, (2006), 2015, p.298
[58]Jean-Paul GAILLARD, L’Éducateur spécialisé, l’enfant handicapé et sa famille : manuel à l’usage des professionnels de l’éducation spécialisée et des familles, Paris, Esf, 2008, p.147.
[59]Ici on note « l’effet ricochet »: « Nous appellerons effet ricochet, l’effet de »changement » […] que peut avoir cette liberté laissée à l’enfant de s’introduire dans une pratique qui ne le vise pas, mais qui reste ouverte s’il veut s’engager. » [Paul FUSTIER, L’enfance inadaptée, repère pour des pratiques, Presses universitaires de Lyon, 1983, p.14.]
[60]John DEWEY, in Jean HOUSSAYE (dir.), Quinze pédagogues, Paris, Armand Colin, 1994, p.119.
[61]François HEBERT, Rencontrer l’autiste et le psychotique, jeux et détours, Paris, Vuibert, (2006), 2015, p.295.
[62]François TOSQUELLES, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, Scarabée, 1967, p.14.
[63]Thomas, le jeune pensionnaire élu au conseil d’administration du club qui trouvait un intérêt particulier à se trouver dans cette position d’aidant, fut d’ailleurs un des premiers pensionnaires à s’inscrire en tant qu’émetteur. Il proposait un savoir intitulé « Séance de relaxation performante ». Étant lui-même souvent angoissé, il me dira que des spécialistes rencontrés durant son parcours de soin lui ont appris des techniques pour se relaxer qu’il souhaitait partager avec d’autres.
[64]François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Paris, Dunod, 2012, p.289.
[65]Paul FUSTIER, L’enfance inadaptée, repère pour des pratiques, Presses universitaires de Lyon, 1983, pp.11-14.
[66]François HEBERT, Chemins de l’éducatif, Paris, Dunod, 2012, p.323.
[67]Les prénoms ont été modifiés.
[68] Projet d’Établissement, p 130.