Problème : comment accueillir l’adolescente à son retour de fugue ?
Il était 22 h 30, je venais d’éteindre les lumières en passant dans les chambres. Les filles commençaient à s’endormir, bercées par de légers chuchotements pour certaines, ou par un fond de musique pour d’autres…
« La soirée était sympathique » me fait remarquer Thierry, mon collègue. « C’est vrai, mais c’est parce que Sophia n’est pas là ! » En effet, Sophia ne s’est pas montrée depuis deux jours. Son comportement de fugueuse cristallise autour d’elle l’agressivité du groupe.
Tout en regagnant notre bureau, nous continuons notre conversation : « Tu sais, il est impossible d’entrer en contact avec Sophia. Elle n’est jamais là ! Elle rentre entre 3 heures et 4 heures du matin et repart tôt. »
Thierry arrive le premier dans le bureau et s’écroule sur le siège. J’allume une cigarette (on était avant la loi Evin !), tout en réfléchissant à voix haute :
– Est-ce que tu crois qu’elle comprend son placement chez nous ?
– Je ne sais pas, me lance-t-il avec un superbe bâillement. Elle est passée de pouponnière en famille d’accueil, de foyer en foyer, alors…
– Hum hum… dis-je en recrachant la fumée de ma cigarette. Mais tout ça, c’est l’histoire de sa vie. Et nous, qu’avons-nous fait pour entrer en relation avec elle, pour construire autre chose ?
– Il faudra y réfléchir, dit Thierry qui met sa veste et part.
Il est 23 heures et je reste au foyer « faire la nuit », avec mes interrogations.
ZVITT, ZVIIITT. Un coup d’œil au réveil : il est 3 h 40. ZVIIITT. C’est la sonnette. Je vérifie avec la caméra : c’est Sophia.
Je ne sais pas pourquoi, mais au lieu de la faire entrer, je lui demande de m’attendre sur le perron.
Je descends la retrouver dehors. Elle est assise. Après lui avoir serré la main, je m’assieds à côté d’elle.
Les lampadaires dessinent nos ombres que nous fixons longuement. Je m’apprête à lui faire un discours sur le danger dans lequel elle se met, etc… etc…, quand elle lève les yeux au ciel :
– Tu crois que quelqu’un pense à moi ?
Je sens beaucoup de tristesse dans ses mots.
– Pourquoi ? Tu crois que personne ne s’intéresse à toi ?
Elle prend une cigarette :
– C’est clair; regardez-vous, les éducateurs. A part vos histoires de règlement et de vie au foyer, qui est venu me parler de moi ? J’ai des choses à dire moi aussi !!
Elle lâche un long soupir, après avoir pris une grande bouffée de cigarette. Je me lève et rentre au foyer en fermant la porte. Je laisse Sophia dehors.
J’ouvre de nouveau la porte au bout de quelques secondes :
– Bonjour, je m’appelle Djamel, je suis éducateur, je te souhaite la Bienvenue.
Je lui tends en même temps la main. Sophia reste abasourdie et me regarde avec de grands yeux. Elle éclate de rire en prenant ma main :
– Bonjour, je m’appelle Sophia et je viens dans votre foyer !!!
Je lui précise le cadre de la prise en charge. Elle acquiesce de la tête.
Je l’invite à regagner sa chambre. Elle se met à chantonner. A cet instant, je réalise que j’ai toujours entendu Sophia chanter. Après quelques compliments sur sa voix, je lui propose d’inscrire dans son planning un cours de chant à Paris avec des éducateurs. Dubitative, elle lance :
– Ah ouais, ça commence quand ?
– Demain si tu veux, mais c’est toi qui prends le rendez-vous.
Avec un air étonné, elle me dit :
Ca marche ! T’es fou toi, au lieu de m’envoyer me coucher ou de me poser des questions, tu m’inscris au chant à 5 heures du matin !
Dans les semaines qui suivirent, elle commença à rentrer de plus en plus tôt. A son rythme, petit à petit, elle accepta le règlement. Elle parvint à prendre une place de « bonne copine » dans le groupe.
Aujourd’hui, elle continue à suivre ses cours de chant.
Djamel B. [éducateur spécialisé]
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« Une mauvaise herbe est une plante dont on n’a pas encore trouvé les vertus. » (R.W. Emerson)
Texte paru du le numéro 5 du Fil du Récit, irts-Paris idf (disponible sur le site de l’école ou à sa bibliothèque (CRD)
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