L’assistante sociale pressent des choses graves, mais elle n’a pas de preuves…
Elle a littéralement déboulé au service social, flanquée de ses deux fils et de plusieurs sacs de vêtements, mettant à feu et à sang notre secrétariat pour être reçue en urgence. C’est une femme tendue, à bout de nerfs, que j’accueille dans mon bureau, un petit bout de femme maigre qui a l’air d’un oiseau tombé du nid. Madame V. est inconnue de nos services, et je tente de recueillir un minimum d’informations sur elle, lui laissant aussi le temps de se calmer. J’apprends donc qu’elle a 42 ans (elle en paraît plus, tant son visage est maigre et ridé). Concernant ses enfants, son fils aîné, Arnaud (10 ans) est issu d’un premier mariage ; Jérôme (6ans) est né, quant à lui, de son union avec un certain monsieur P. Elle m’explique que cet homme partage toujours sa vie, mais plus pour très longtemps apparemment : c’est ce qui l’amène dans mon bureau, elle souhaite quitter le domicile conjugal… et tout de suite ! C’est pourquoi, elle a réuni, à la hâte quelques vêtements tant pour elle-même que pour ses fils. Au fur et à mesure de l’entretien, je sens qu’elle se détend : c’est visible sur son visage.
De sa vie, elle ne souhaite rien dire. Concernant son couple actuel, elle parle de leur rencontre, de l’espoir que celle-ci a fait naître en elle, tant concernant son avenir matériel (cet homme représentait la stabilité, travaillant à EDF) que son avenir affectif. De ses propres problèmes d’alcoolisme que je soupçonne, il ne sera pas question. Elle me raconte ensuite, avec beaucoup de tristesse dans les yeux, les déceptions qu’elle a dû essuyer, se rendant compte au fil du temps que ce monsieur ne correspondait pas à l’homme qu’elle espérait. Si elle évoque des problèmes d’alcool le concernant, c’est très rapidement. Elle s’attarde par contre sur ce qu’elle ne supporte pas : sa violence, aussi bien verbale que physique. Nous sommes en plein hiver et les foyers d’accueil en urgence sont tous pleins. N’a-t-elle pas de famille qui pourrait l’accueillir ce soir, afin que nous puissions ensemble prendre le temps de trouver une solution à plus long terme pour elle et ses deux enfants ?
Je suis en train de lui expliquer tout ça, quand la porte de mon bureau s’ouvre violemment, allant frapper le mur. Dans le chambranle, se tient un homme pas très grand mais massif. C’est la taille de ses mains, qui me frappe d’abord. Et deux images me viennent spontanément à l’esprit : « Il a un coup de taureau ….on dirait un boucher…
Avant que personne n’ait prononcé un mot, Arnaud se précipite derrière mon bureau, presque « ventre à terre ». Monsieur P. aboie :
– Qu’est-ce que vous foutez ici tous les trois dans ce bureau ? Et c’est quoi ces fringues ?…Je vais t’en coller une moi tu vas voir !
Avec une assurance que je suis loin de ressentir, je me lève d’un bond, frappe du plat de la main sur le bureau en le fixant droit dans les yeux, et j’intime l’ordre à Monsieur de quitter ce bureau, où il est entré sans y avoir été invité. Il baisse les yeux, je sais que j’ai gagné… Il tourne les talons et part s’installer dans la salle d’attente, comme je le lui avais demandé. En m’asseyant à nouveau, je me rends compte que je tremble. Ouf ! L’affrontement n’était pas loin…
Je tente de rassurer Arnaud qui se pelotonne derrière mon bureau, terrorisé. Sa mère n’a pas eu un geste envers lui. Jérôme, de son côté, ne semble pas ému de l’entrée fracassante de son père. Je reprends l’entretien avec Madame, essayant de savoir quelle relation la lie à ses fils, comment Monsieur P. vit le fait d’entretenir un enfant qui n’est pas le sien. …Elle semble soulagée par ma question :
– Vous avez compris, ce n’est pas simple pour lui de devoir nourrir Arnaud, d’autant qu’il n’est pas très gentil avec son beau-père… Mais lui, vous voyez, il est venu me chercher, il m’aime quand même, non ?
Je me garde bien de répondre à la question, me contentant d’un sourire. Je suis de plus en plus inquiète pour Arnaud : sa réaction face à son beau-père pose problème et je ne vois pas comment je pourrais renvoyer chez lui, comme si rien ne s’était passé, ce jeune garçon qui ne peut s’arrêter de trembler.
– Madame V. ça vous ennuierait d’aller dans la salle d’attente rejoindre votre mari avec Jérôme ? Si Arnaud est d’accord, j’aimerais bien qu’on parle, un petit peu, tous les deux. Ne vous inquiétez pas, je vous rappelle tout de suite…
La mère et son jeune fils partis, j’invite Arnaud à prendre place dans l’un des deux fauteuils installés dans un coin de la salle. Je m’assois dans l’autre.
Ses yeux bleus très clairs m’interrogent.
– J’aimerais savoir ce que toi, tu souhaites faire, que tu me parles de ta vie avec Monsieur P. Tu sembles avoir très peur de lui et je suis inquiète pour toi… Il faut que tu m’aides à t’aider. Tu veux bien ?
D’une main encore tremblante. Arnaud soulève sa frange et me regarde très sérieusement avant de me déclarer :
– Ce type, c’est un dingue… Il frappe sur tout ce qui bouge… Parfois, je me demande pourquoi je suis né… Quand on est arrivé chez lui, tu sais j’étais petit… J’ai eu l’impression de l’avoir toujours connu… Lui, il me déteste, surtout quand il a bu : là, il me prend pour son chien…
Je n’ose dire mot, ni bouger, ne serait-ce que d’un cil, de peur d’interrompre les confidences qu’Arnaud a décidé de me livrer… Sa confiance paraît encore fragile…
– Toi, tu peux faire quelque chose pour que je ne vive plus avec lui ?
– Aucun enfant ne doit être terrorisé comme tu l’es par un adulte. Je ne peux pas te promettre que ce soir tu ne dormiras pas chez Monsieur P. mais je m’engage à ce que tu y restes le moins de temps possible. Ҫa te va ?
– C’est mieux que rien, me répond-il tristement.
– Je peux rappeler toute ta famille ? On va voir ensemble comment arranger les choses, mais ne t’inquiète pas, je ne dirai pas un mot de ce qu’on s’est dit tous les deux… On y va ? lui dis-je avec un sourire que je souhaite encourageant.
« Monsieur P., bonjour, nous n’avons pas eu le temps de nous saluer tout à l’heure ! »
Je lui lance cela en souriant et lui tendant la main. L’intéressé bougonne mais me la prend. Tout le monde s’assoit puis, je questionne :
– Monsieur P., votre entrée dans le bureau a bouleversé Arnaud. Mais il n’est pas le seul ; j’ai trouvé ça très violent, moi aussi.
– Oh ! lui, c’est une chochotte… Un pet de mouche et il sursaute. Pff… Vous savez ce n’est pas mon fils mais je le traite comme tel. Eh bien, ce n’est pas la reconnaissance qui l’étouffe… Pff… On ne peut jamais rien lui demander, ou alors il faut lui mettre des claques pour qu’il comprenne… Il est bien comme sa pauvre conne de mère, tiens… Pff… J ’suis pas aidé, moi. Pff…
– En ce qui concerne votre épouse, je propose qu’on en reparle ensuite. Pour Arnaud, est-ce que je dois comprendre que son admission dans un foyer d’accueil vous soulagerait, en sachant qu’il rentrerait à la maison tous les week-ends ?
– Ҫa serait bien ça choupette, non ? questionne Monsieur P., visiblement radouci, se tournant vers son épouse.
Ce diminutif suffit pour que le visage de cette femme s’illumine. Elle acquiesce. Je me tourne vers Arnaud qui sourit.
– Si tu es d’accord, on peut monter au deuxième étage voir les éducateurs. Profitons de ce que ta maman doit préparer quelques affaires, on passera prendre le reste ensuite. C’est eux qui vont être chargés de te trouver un foyer ou une famille d’accueil.
– On y va ! me répond Arnaud déjà sur ses pieds.
Je le confie à mes collègues éducateurs en leur faisant une rapide synthèse de la situation. Je me tourne vers Arnaud, lui promettant d’aller lui rendre visite très vite dans sa nouvelle maison, car je pense qu’on a encore beaucoup de choses à se dire. Arnaud hoche sérieusement la tête, ce qui ne fait qu’accroître mon inquiétude quant à ce qu’il a pu vivre…
Je redescends quatre à quatre les étages.
Je retrouve Monsieur et Madame en train de discuter tranquillement. Jérôme a pris les jouets entreposés dans un coin de mon bureau et s’amuse sans se préoccuper davantage de ce qui l’entoure.
– Le départ d’Arnaud semble vous soulager ?
– Oui, répond Monsieur. Même si sa mère est une Marie-Salope, pff… Je l’aime bien…
– Pourtant, je l’ai entendue parler il y a quelques minutes de votre violence…
– Oui, intervient-elle, mais c’est moi qui merde. Vous savez, je ne suis pas très maligne et je lui en fais voir de toutes les couleurs…
– Je dois comprendre que vous abandonnez votre idée de partir du domicile, Madame V. ?
– Mais, oui, coupe-t-il, elle abandonne l’idée… Vous savez, c’est pas la première fois qu’elle veut me quitter, mais elle revient toujours… Elle m’aime de trop… Pff…
Monsieur P. et Madame V. quittent mon bureau, réconciliés, en compagnie de Jérôme. Passant à côté de moi, Madame me chuchote : « Je ne peux pas vivre sans lui… ».
De cet entretien catastrophique qui m’a occupée la matinée, je ne peux oublier toute l’angoisse que j’ai lue dans les yeux d’Arnaud. Cet enfant est maltraité et… j’en suis sûre, il n’y a pas que cela qui pose problème.
Fidèle à ma promesse, je lui rends visite. L’assistante maternelle qui l’a en charge m’a informée qu’Arnaud ne souhaite pas se rendre chez lui pour les congés scolaires de février. Avisés par téléphone, Monsieur P. et Madame V. n’ont pas semblé affectés par cette nouvelle, au contraire. Il fallait donc que je vienne au plus vite.
Arnaud est détendu, souriant. Le contact semble bien passer entre lui et sa famille d’accueil.
Un seul point noir au tableau : les cauchemars qu’il fait, réveillant toute la maisonnée. Selon l’assistante maternelle. Arnaud a ensuite toutes les peines du monde à se rendormir. Elle est inquiète de la terreur que manifeste cet enfant dans ces moments-là.
– Pour moi, c’est OK. Par contre, je ne cache pas que tes cauchemars m’inquiètent ….Ils m’inquiètent parce que j’ai l’impression que tu as gardé pour toi des choses qui pèsent lourd pour un garçon de ton âge…
– Oui, mais c’est pas facile à raconter… J’ai tellement honte…
– Honte de quoi, Arnaud ? lui dis-je en repoussant la porte de sa chambre. Je m’assois sur la moquette. Je t’écoute…
Et là sur la moquette de cette chambre, le sordide me fut raconté…
Marie-Line, assistante sociale
( récit extrait de Petites histoires de grands moments éducatifs, L’Harmattan, suivi d’une analyse et de citations)
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