Problème : comment créer un contact avec un enfant autiste inatteignable ?
Nous sommes lundi, la réunion de service se termine lorsque la sonnette de l’hôpital de jour retentit. Je m’avance pour ouvrir la porte et aperçois Arnaud et sa mère. « S’il vous plait monsieur, faut pas lui donner de l’eau car il est malade, je lui ai donné des médicaments pour la diarrhée ».
J’écoute ce que dit cette mère et commence à fermer la porte. Elle m’interpelle à nouveau : « faut pas lui donner de pain aussi car sinon il ne va pas manger ce midi. » Une fois ce protocole énoncé, elle me remet la casquette et le sac à dos de son fils. Arnaud passe rapidement dans le couloir pour aller en direction de la cour. Dehors, il se dirige vers un amas de feuilles dans lequel il plonge ses mains.
Assis par terre, ses mains caressent le sol pour ramener la terre et les feuilles devant lui. Il reproduit ces gestes plusieurs fois avant de prendre dans le creux de ses mains un tas de terre. Alors commence une symphonie gestuelle dont le rythme est cadencé avec précision. Ses doigts filtrent les feuilles, le sable et la terre. Son regard fixe le mouvement de la matière comme hypnotisé. Ses yeux convergent vers un point précis jusqu’à loucher. Arnaud répète ce mouvement ponctué parfois par des rythmes différents. Lorsque le rythme s’accélère, il crie et s’agite de tout son corps. Je vais vers lui doucement avec l’idée en tête d’amorcer un contact, une forme de relation « tu filtres la terre Arnaud ! ». Il me regarde furtivement avant de se lever pour aller s’assoir un peu plus loin. « Bon, ce n’est pas gagné, si je m’approche il s’en va, lorsque je lui parle il ne me répond pas…qu’est ce que je vais faire ? Et finalement, c’est quoi mon travail ici ? »
La réaction de cet enfant me pose véritablement question jusqu’au point d’en devenir énigmatique : à quoi peut ressembler le monde intérieur de cet enfant ? Est-ce qu’il pense ? De quoi est fait son monde ? Comment vais-je m’y prendre ? Est-ce possible de trouver un point d’accroche, une forme de réciprocité ?
Je reste quelques instants assis à quelques mètres de lui. La pièce de musique ne se trouve pas très loin, j’en profite pour aller chercher une guitare. Dehors, je m’installe sur une chaise et pose une série d’accords sur l’instrument. Je fredonne quelques notes à voix basse. Arnaud se lève et marche dans un périmètre restreint. Il met ses doigts à la bouche et dépose de la salive entre ses index et ses majeurs. Puis, il enlève les doigts de sa bouche et manipule sa salive entre sa bouche et ses yeux. Il fait une sorte de tricotage avec ses doigts et fait tourner ses mains comme un moulin à toute vitesse. De part ces gestes, des particules de « bave » s’éparpillent devant lui et sur son visage. Une fois cette chorégraphie effectuée, il remet ses doigts dans sa bouche et recommence l’opération avec une précision identique.
Je regarde cette scène en ressentant un certain dégoût, une répulsion assez vive. D’ailleurs, j’ai même envie de laisser Arnaud dans la cour pour fuir cet instant ce que je trouve dégoûtant !! Je ne me sens pas très à l’aise, je pose la guitare pour frapper en rythme dans mes mains. Mais je me sens vite seul voire ridicule de vouloir chercher coûte que coûte une interaction avec Arnaud. Désemparé, je cesse de faire du « bruit » et reste un long moment à observer les gestes de ce funambule salivaire. Après coup, je me rends compte que la musique n’était là que pour remplir le vide provoqué par l’absence de relation…Finalement, je décide de faire quelque chose d’autre. Une chose qui m’appartient…
Dans la cuisine, il y a une grande casserole dans laquelle je peux mettre de l’eau ! J’attrape sur mon chemin une bouteille de savon avec pour idée de faire des bulles (il y a quelques années, un enfant autiste « m’a appris » à faire des bulles avec un savon, de l’eau et mes doigts !). J’emporte ce « matériel » dans la cour et m’installe sur une table à quelques mètres d’Arnaud. Je fais le choix de ne pas inviter Arnaud et de ne pas le regarder. Puis, je commence à mettre du savon dans une main et prends un peu d’eau dans l’autre main. Après les avoir frottées l’une contre l’autre, je fais un rond avec mon index et mon pouce. J’entreprends donc une petite recette personnelle…
Il ne me reste plus qu’à souffler pour obtenir une bulle. Je souffle doucement pour ne pas la briser et la faire décoller dans l’air. Je plonge de nouveau mes mains dans l’eau. Arnaud s’approche tout doucement. Il regarde la casserole et la mousse qui flotte à l’intérieur. Il se recule et fixe son regard sur le récipient. Je fais en sorte de ne pas montrer une forme de satisfaction à la venue d’Arnaud. En revanche, je m’implique de plus en plus dans ce que je fais. Je joue avec l’eau…
Je concentre mes intentions et mon regard sur les bulles et tente d’enrichir les nouvelles opérations par des sons qui accompagnent le décollage des bulles « oh… » Avec une intonation de voix en fading. Arnaud s’approche de nouveau et commence à mettre ses mains dans l’eau. Je le regarde du coin de l’œil. Il cherche mon regard tout en avançant d’un pas hésitant vers la bassine. Arnaud ose plonger ses mains dans l’eau tout doucement. Il fait des mouvements dans l’eau qui s’accélèrent jusqu’au point d’en arriver à une sorte de frénésie pour ensuite retomber dans un mouvement plus lent. Je reste un moment sans rien dire. Parfois, j’essaye de ponctuer le décollage des bulles dans ma main par des « oh ! » toujours sans regarder Arnaud. Lorsqu’une bulle éclate dans l’air, j’ajoute « oh ! Elle est cassée ». J’essaye de conserver une grande bulle en rapprochant mes deux mains l’une contre l’autre. Arnaud me regarde d’un air intrigué et essaye de la toucher. « Tu peux toucher Arnaud », je lui parle de nouveau sans le regarder. Ses mains viennent doucement effleurer la chose. Puis, il plonge ses doigts à l’intérieur.
A cet instant, je me demande si je peux lui toucher la main. C’est peut être prendre le risque de rompre quelque chose ? Cependant, je pense que c’est possible à condition de ne pas être trop direct. Je regarde toujours la bulle et avance doucement ma main vers celle d’Arnaud. Il accepte le contact et reste plusieurs secondes toujours à l’intérieur de la sphère…
Petit à petit, je bouge mes mains pour transvaser la bulle magique dans ses mains. Je remarque que depuis plusieurs minutes, Arnaud est très calme, il contemple le mouvement de la bulle entre ses doigts. Après un temps d’hésitation, il jette la bulle dans l’air ! Lorsqu’elle éclate, des petites particules se dispersent au dessus de sa tête. Il regarde le phénomène et sourit…
Pierre, éducateur spécialisé
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