Un homme SDF
Je suis Accueillant dans une structure qui reçoit un public en grande précarité pouvant souffrir de pathologies psychiatriques et/ou d’addictions, dans le cadre du RSA (ce qui implique des rendez-vous obligatoires réguliers).
je fais la rencontre de cet homme : Mr L., d’une trentaine d’années il me semble, fait à peu près 1m75 pour 60kilos, il a les joues creuses et de grands cernes sous les yeux, le tout avec les cheveux mi longs en bataille et une barbe de 3 jours ; il porte généralement un jean et un pull à col roulé, ce qui lui va plutôt bien malgré l’usure de ses affaires. Mais ce qui m’interpelle le plus, c’est son regard… Ce regard est saisissant, ses yeux parlent plus que sa bouche ; il fait aussi bien passer le mépris que la haine ou bien la gaité et la compassion… Heureusement d’un sens car autrement il n’est pas très expressif : « hors crises » on ne l’entend pratiquement pas parler, et s’il parle c’est de manière douce et posée, si bien que parfois on n’entend simplement pas le son de sa voix…
Ce Monsieur semble très renfermé sur lui-même, il n’a pas ou peu de contact avec les autres bénéficiaires et c’est à peine mieux avec mes collègues et moi-même. Les rares discussions que j’ai pu avoir avec lui lors de nos premières rencontres m’ont beaucoup intéressé ; c’est une personne cultivée avec une bonne réflexion – à mes yeux. Durant plusieurs mois, j’essaye de créer un lien de confiance avec lui sans grand succès. Il n’est pas particulièrement réfractaire mais dès que le sujet se tourne un peu plus vers lui, il en change subtilement.
Dans mon rôle d’accueillant, je suis en contact direct avec les bénéficiaires sur un mode moins formel que mes collègues. Plusieurs personnes ont pu me parler de leurs situations autour d’un café ou d’une cigarette, mais avec lui cette méthode ne fonctionne pas… C’est frustrant car jusque-là, j’ai toujours estimé mon travail efficace, mais avec lui je n’y arrive pas…
Mes tentatives se soldant par des échecs, je commence par me remettre en question : c’est peut-être bien moi qui ai un problème à créer une confiance avec lui. J’en ai énormément parlé avec mes collègues afin de trouver des solutions ; ils sont aussi désarmés que moi et n’ont pas d’outils particuliers à me donner pour favoriser le lien avec lui. Je me suis donc penché un peu plus sur son dossier.
Monsieur L. a été diagnostiqué schizophrène suite à une incarcération « pour acte de barbarie ». Il a en réalité 42 ans et plus de 10 ans de rue… Il était technicien en électricité dans une grande entreprise, avant une décompensation violente… Son parcours de vie éclaire ses difficultés relationnelles : maltraitance durant son enfance, battu par ses donneurs de soin et également addict aux jeux d’argent… Il est dans le déni de ses pathologies, il est donc difficile de lui faire tenir un traitement.
J’ai ensuite observé Mr L., ce qu’il fait au quotidien, ce qui l’intéresse ou non, ses passions…
Trois choses m’interpellent.
Suivant son humeur, il a un comportement plus ou moins adapté : il reste parfois juste en retrait sans poser de problème de comportement, mais il lui arrive également d’être en « crise ». Dans ces cas-là, il parle très fort sans s’adresser à personne en particulier, de manière plutôt agressive. De façon générale, bien qu’il s’adresse rarement directement à quelqu’un, il fait peur aux bénéficiaires présents.
Par ailleurs, il psalmodie souvent des versets de la Bible à haute voix sans se soucier des autres. Ce comportement me mettant très mal à l’aise personnellement, j’en discute avec son réfèrent, qui me déconseille fortement d’ouvrir le débat avec lui sur la théologie.
– Attention quand tu parles de religion avec lui ! Ce comportement fait partie de sa pathologie, et il ne faut pas alimenter les délires d’un schizophrène !
La troisième chose qui m’interpelle, ce sont tous les objets électroniques qu’il bidouille tout la journée. On ne sait pas trop ce qu’il fabrique, mais il nous ramène toujours des inventions bricolées pour améliorer son quotidien, notamment une enceinte composée d’une bouteille en plastique une batterie et un câble USB, qui fonctionne parfaitement sur tout smart-phone.
Je me suis donc intéressé à ses créations. Dans ce domaine, je trouve sa compétence d’adaptation saisissante : cette enceinte portable qu’il a créée n’est peut-être pas aussi belle que celles de grandes marques, mais elle remplit parfaitement son rôle, et avec un bon niveau sonore !
Ce jour-là, je le vois dehors en train de faire des soudures ; je sors fumer une cigarette pour m’approcher de lui l’air de rien, puis je le questionne :
– Bonjour Mr L., qu’est que vous êtes en train de construire ?
– C’est un moteur à mouvement perpétuel.
– Ah ? ça semble très complexe tout de même, non ?
– Mais non tu sais le faire c’est facile ! Tu prends ce câble que tu mets là. Avec l’aimant tu fais ça… (je vous passe l’ensemble des détails très techniques, d’ampérage et des montants d’ohm nécessaires pour une bonne résistance du moteur…)
– Oula Mr L. ! Je n’ai que de petites bases en électronique… je ne comprends pas tout ce que vous êtes en train de me dire mais j’aimerais bien que vous m’expliquiez !
C’est à ce moment que je me suis rendu compte que Mr L. pensait que tout le monde était capable de créer un appareil électrique aussi technique… Je m’applique donc à lui faire comprendre que ce n’est pas le cas ; je lui renvoie même que moi-même, ayant travaillé dans le bâtiment, j’ai rarement vu quelqu’un d’aussi compétent que lui dans ce domaine… Ce discours semble être très flatteur pour lui, ses yeux ne montrent que gêne et joie !
Jour après jour, je me suis donc intéressé à sa création, de loin en observateur dans un premier temps, posant quelques questions ponctuelles à Mr L. Plus tard, il a commencé à me demander un coup de main de temps en temps, puis de plus en plus.
Et petit à petit, il m’apprend littéralement l’électronique ! J’entends l’écho de mes cours de 5eme en technologie, la passion en plus ! Mr L. a cette faculté rare d’intéresser au sujet et de prendre le temps de bien faire comprendre les choses.
Durant ces temps passés à l’aider, je le questionne sur l’objectif de son projet. Il m’explique que la nuit il fait très froid à la rue et qu’il a beaucoup de mal à pouvoir recharger son MP3 et sa couverture chauffante ; il déplore aussi le fait de ne pas pouvoir lire à cause du manque de lumière.
J’avais une certaine appréhension à propos de sa passion pour l’électronique, Mr étant schizophrène et très passionné par sa discipline, il peut paraître délirant lorsque qu’il en parle et j’avais retenu qu’il est risqué d’alimenter les délires d’un psychotique. Or, je me suis rendu compte au fil du temps que son rapport à l’électricité est plutôt de l’ordre de la passion dévorante que du délire psychotique. Je lui renvoie d’ailleurs le fait qu’il est très difficile à suivre quand il se lance dans des explications très techniques.
En quelques semaines, son rapport au service et aux personnes accueillies a changé : bien qu’il ne soit pas le plus bavard, maintenant il prend part aux discussions lancées à la cantonade dans la salle d’accueil ; il ne psalmodie plus qu’en de rares occasions des versets de la Bible à haute voix, et il est plus facile pour mes collègues de lui parler de son traitement ; il est, de fait, plus stable psychiquement, ce qui simplifie les échanges avec lui. Mr L. est passé d’une personne très renfermée, qui avait tendance à mettre à distance quiconque s’intéressait d’un peu trop près à lui, à une personne ouverte et avenante qui a bien moins de mal à aller vers les autres…
Teddy, Moniteur-éducateur
Analyse de Teddy :
Que s’est-il passé dans notre relation ?
J’ai été formé dans la philosophie du Dr Jean FURTOS*1 qui a beaucoup étudié la souffrance psychique d’origine sociale. Ceci implique une bonne gestion et compréhension de la violence, afin d’identifier les raisons de la violence et de pouvoir y répondre en conséquence. Cette façon de travailler m’a donné des outils pour faciliter mon accueil d’un public psychotique, entre autres. Cette philosophie implique les bases de la relation d’aide de Carl Rogers*2. Selon Rogers, les 3 attitudes fondamentales de l’aidant sont l’empathie, la congruence et le regard positif inconditionnel.
En effet, le public accueilli dans la structure est souvent victime d’une grande exclusion. « Le syndrome d’auto exclusion » selon Jean Furtos, désigne, en substance, le fait qu’une personne en grande exclusion va avoir tendance à repousser toute aide extérieure et à créer un refus du soin médical causé par une dissociation du corps et de la psyché (il ne ressent plus les douleurs somatiques). Ceci peut se traduire par de la violence (quelle qu’elle soit) et une incompréhension des bénéficiaires sur les raisons de l’aide qu’on peut leur apporter, estimant soit ne pas en avoir besoin, soit ne pas la mériter..
Voyant Mr L. construire en permanence des objets électroniques, je me dis que c’est peut-être une chose qu’il maîtrise et où il se sent en sécurité. En écrivant, je me rappelle qu’il a toujours sur le sujet une très grande assurance et qu’il n’a aucune réticence à parler d’électronique.
M’intéresser à cette particularité de Mr. L. m’a permis d’établir un rapport bien moins formel avec lui. L’accueil informel est un très bon moyen pour se lier avec certaines personnes mettant en place a priori tous les moyens pour repousser quiconque voulant les aider.
Mon but premier n’est évidemment pas d’apprendre l’électronique. Mon but est de « resocialiser » Mr L., en le valorisant et en lui donnant confiance en lui. Pour ce faire, j’ai donc utilisé « La technique Columbo »*5 (oui, comme le détective). J’ai pris la « position basse » d’apprenant face à Mr L., il m’a transmis son savoir ; ce qui l’a valorisé, lui a donné confiance et a modifié la vision qu’il avait de moi et du service.
Comme le souligne François Hébert*6, « la position basse » est une notion importante face à un public psychotique. Le travailleur social et, à plus forte raison, le psychologue sont souvent vus comme des êtres omniscients, n’ayant rien à apprendre de l’individu accompagné et sachant déjà tout ce qu’il y a à savoir sur lui. Vu que le professionnel sait tout alors l’individu devient transparent. Le fait de se mettre en tant qu’accompagnant dans la position de « ne pas savoir » tend à rééquilibrer la relation : « Tes connaissances te sont propres et si tu ne m’en parles pas alors je n’en aurais pas connaissance ». C’est une façon de redonner son identité propre à l’individu, lui redonner sa pensée autonome. Dans cette configuration, l’individu aura moins d’appréhension à affirmer sa pensée et ses propres envies. Dans cette situation, Mr L. a retrouvé une certaine fierté à avoir des connaissances en électronique, ce qui lui a permis de s’ouvrir un peu plus aux autres.
C’est cet ensemble d’outils qui m’ont permis de prendre du recul sur des comportements éducatif que j’ai effectué de manière naturelle.
Pour joindre l’utile à l’utile, il aurait été intéressant de créer un projet collectif en Co-animation avec Mr L. dans le but de crée des objets utiles avec des objets de récupération. Qui sait, Mr L. pourrait bien se trouver une vocation de formateur et d’autres bénéficiaires pourraient se voir valorisés par leurs créations également, le tout en améliorant un peu leur quotidien.
– *1 : Jean Furtos, psychiatre, directeur de l’Observatoire National des pratiques en Santé Mentale et Précarité (ONSMP), Directeur de « Rhizome » (bulletin national santé mentale et précarité).
« Le syndrome d’auto exclusion » : http://www.ch-le-vinatier.fr/orspere-samdarra/rhizome/anciens-numeros/rhizome-n9-la-psychiatrie-publique-en-question-2eme-volet-un-heritage-a-reinventer/le-syndrome-d-auto-exclusion-1280.html
« De la précarité a l’auto-exclusion », édition : La Rue ? Parlons-En – 2009
– *2 : Carl Rogers, Relation d’aide et psychothérapie (Dunod), Le développement de la personne (Dunod)
– *3 : Michel Cariou professeur en psychologie clinique, responsable scientifique du Master professionnel spécialité « Psychologie clinique et gérontologique ».
http://detour.unice.fr/documents/recherche/these_cariou_selectionnable.pdf
– *4 : Jonathan Revillard, 3eme année en Bac Educateur spécialisé au CPSE Liège
« Recherche appliquée : Quels sont les rôles socio-politiques de l’éducateur et en quoi sont-ils conciliables entre eux ? » (non publié) – 2016
– *5 : Francis Alfödi, Mille et un jours d’un éducateur , Dunod – 2008
– *6 : François Hébert « Rencontrer l’autiste et le psychotique », Dunod – 2015
WIKI : recadrage, jeux de places (position basse, l’éducateur-éduqué)