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Les petits mots

Problème : un jeune m’évite systématiquement…

Tout a commencé quand Eddy, jeune homme de 14 ans, rentre dans mon bureau et me tend un bout de papier.

« – Tiens, c’est pour toi, c’est de la part de Sami. »

Interloquée, je prends le bout de papier tandis qu’Eddy déguerpit à toute allure.

Sami et moi sommes comment dire, chien et chat ! Je l’insupporte au point qu’il évite de me parler et qu’il préfère attendre que je sois absente pour faire ses demandes. C’est un gamin plutôt cool, aucun problème de comportement, c’est la crème des crèmes selon mes collègues, mais avec moi ça ne passe pas.  Donc, je tente de m’adresser à lui, non pas directement car je l’agace, mais par voie détournée, en ne le citant jamais, mais en faisant référence à ses comportements agréables et valorisables. 

Lors de l’activité équitation par exemple, je ne le félicite jamais, je parle du cheval qu’il monte en complimentant l’allure qu’il a. Je peux dire aussi « hummm, ça sent bon par ici ! », quand il donne un coup de main à la cuisine. Lors des levers des jeunes de la MECS, je toque à sa porte, réveille Raphaël, son collègue de chambre et lance une petite musique douce pour réveiller Sami sans avoir à m’adresser à lui.

Je fais donc le maximum pour ne pas le froisser. J’aurais pu aller au clash mais j’avais envie d’essayer de faire autrement…

Sami est placé en MECS suite au décès de sa maman, à la demande de son père qui se sent dépassé seul avec un ado de 15 ans. Bien sûr les premières semaines ont été difficiles mais il s’entend bien avec l’éducateur qui l’a accueilli ainsi qu’avec les jeunes sur son groupe, et surtout il sait que son placement n’est que très provisoire, le temps que son père se retourne.

Et me voilà donc avec le bout de papier dans la main. Sami m’écrit : « Je vois que tu fais des efforts pour ne pas m’énerver. Merci. »

J’ai pris ce petit mot pour une invitation à entamer une relation. J’ai donc répondu : « Contente que tu t’en sois aperçu. Je ne sais pas ce que je t’ai fait, et j’aimerais comprendre un jour si tu veux bien m’expliquer. Si tu veux on peut continuer à s’envoyer des petits mots. » J’ai appelé Eddy qui a envoyé le mot à son destinataire. Réponse de Sami « Ok. » Silence radio pendant quelques jours jusqu’à ce que je me dise que c’était peut-être à moi de lancer la discussion. Du coup, afin de ne pas monopoliser notre émissaire, j’ai commencé à laisser un mot sur l’oreiller de Sami. « Bonne nuit, fais de beaux rêves ! » Je trouvais une réponse dans le bureau : « Pourrais-tu stp, changer la musique quand tu me réveilles, je préfère écouter du rap, ça me motive à me lever. »

Nous avons mis ce mode de communication en place et cela a fait des émules puisque le bureau des éducateurs s’est vu envahi de petits mots adressés à l’équipe ou à l’un de ses membres en particulier : « Pardon pour ceci », « je m’excuse pour cela », « je ne veux pas aller chez ma mère », « je voudrais qu’on nous raconte une histoire le soir au coucher », « je vous aime, mais surtout toi Lamine »… Et de notre côté, on a commencé à laisser des petits mots : « je suis fière de toi », « accroche-toi », « tu étais trop belle ce matin », « je n’ai pas voulu de blesser, je te demande pardon », « est-ce qu’on peut se parler, je ne sais plus comment faire avec toi » etc.

Pour en revenir à mon histoire avec Sami… Il n’a jamais voulu me parler mais m’a laissé une lettre en partant. Il m’a expliqué que de me voir lui était presque insupportable tant j’avais des mimiques et des expressions de sa mère. J’avais bien fait de ne pas aller au clash et d’accepter que notre relation ne soit pas ce que j’avais souhaité qu’elle soit.

                                                                                                                      Isabelle, directrice de CEF

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