Problème : un jeune ne cesse de saboter les activités collectives…
« L’homme a besoin de passion pour exister » Eric Tabarly.
13h30 un mercredi après-midi d’automne. Tout le groupe est à l’extérieur, chacun est à son activité, je suis dans le bureau en train de vérifier l’agenda et de saisir quelques notes dans le dossier de transmission lorsque le téléphone sonne …
Je réponds, c’est Mr B. l’entraineur de tennis, il m’indique que je dois venir chercher Jimmy, il perturbe trop le cours et tape tout le monde avec sa raquette. Avant de raccrocher je lui dis que j’arrive au plus vite.
15 minutes plus tard, je suis sur place. Jimmy m’attend sur le banc dans le vestiaire : il est tout rouge et a l’air d’avoir pleuré. Je me dirige vers lui :
- Je vais parler à ton entraineur et je reviens . Il ne répond pas.
Mr B. me redit :
- C’est plus possible, je ne veux plus qu’il vienne à l’entrainement, il est trop violent !
De retour dans les vestiaires je retrouve Jimmy toujours assis sur le banc, la tête baissée :
- Allez, prends tes affaires on s’en va !
Dans la voiture il ne parle pas. Je lui demande :
- Alors qu’est ce qui s’est passé ? Mr B. me dit que tu as tapé tes camarades avec ta raquette…
Il hurle :
- Je les déteste c’est que des Cons, je veux plus aller au tennis !
Il se met alors à pleurer et lâche :
- Je veux rester au foyer les mercredis … .
Ce n’est pas la première fois que je vais chercher Jimmy à une activité : il trouve toujours le moyen de se faire renvoyer. Jimmy est petit ; de morphologie assez mince, il porte son jeans toujours en dessous des fesses et un sweat à capuche qui n’est pas du tout à sa taille. Il a de grands yeux bleus malicieux, une tête bien blonde : il a en quelque sorte un visage d’ange qui contraste avec sa coupe « racaille », comme il se plait à le dire.
Âgé de 11 ans, c’est le plus petit du groupe ; du coup il impose son respect par la force. De tempérament colérique, il passe la plupart de son temps à insulter les éducateurs, à se battre avec les autres garçons et à terroriser les plus timides. A l’extérieur c’est pareil, il ne respecte aucune autorité, il est renvoyé régulièrement du collège, il se bat dans la cour et dans les différentes activités qui lui sont proposées.
Ce mode de communication, c’est le seul qu’il connaît. Il a été placé au foyer éducatif il y a 2 ans. Au début de son placement, c’était un enfant introverti, peu loquace, qui restait souvent seul et ne supportait aucune remarque de la part des éducateurs.
Tel est le portrait qu’on m‘a dressé de Jimmy à mon arrivée.
Petit à petit il s’est habitué au cadre. Mais il ne vit pas bien son placement, ses frères et sœurs lui manquent et il en parle souvent. Il ne les voit qu’une fois par mois ; chaque veille de retour dans sa famille est difficile, il est nerveux, plus agressif que d’habitude et s’enferme longuement dans sa chambre avec des montagnes de livres, des BD par-ci, des romans par-là, de nombreux livres de voyages qu’on feuillette souvent ensemble : il s’imagine faire le tour du monde à sac dos…. Il appréhende chaque retrouvaille avec les siens, il ne supporte pas d’être sous le même toit que son beau-père. Il dit souvent :
« J’espère qu’un jour je vais rentrer et qu’il sera plus là ».
C’est l’ainé de sa fratrie et il est le seul à être placé. Il prend à cœur son rôle de grand frère. Je suppose qu’il s’en veut d’être loin d’eux, qu’il se refuse d’être bien, de profiter des bons moments chez nous. Dès que l’on passe une journée agréable, la soirée se finit toujours dans les cris et les claquages de porte…
Arrivé au foyer, il monte en trombe dans sa chambre ; je le laisse faire. Après quelques minutes il entre dans le bureau des éducateurs et s’énerve :
– On fait quoi maintenant ? On va rester là à rien faire ?
– Pourtant c’est ce que tu voulais, être au foyer !
Il ne répond pas, puis murmure :
- « Tu vas le dire aux autres ? »
Je comprends qu’il parle de l’équipe, je lui réponds :
- Oui, on va en discuter tous ensemble .
Je regarde l’horloge, il est 14h30. Le reste du groupe ne rentre qu’à partir de 16h30. Je propose à Jimmy d’aller à la bibliothèque car je sais qu’il aime lire. Il accepte sans trop de contrariété.
Arrivés là-bas, il me demande : « Qu’est-ce que je dois regarder ? ». C’est souvent qu’il demande ainsi ce qu’il doit faire. Je lui dis de se diriger vers ce qui pourrait lui faire plaisir ; je m’installe à une table et le laisse se promener entre les rayons de livres. Je le vois subitement apparaître les bras chargés de livre de cuisine, plus précisément de pâtisserie ; il me demande, presque timidement : « ça a pas l’air trop ? … On peut les prendre ? »
J’ai remarqué que depuis quelques mois, lors de nos sorties à la bibliothèque municipale, il se dirige vers d’autres rayons que les voyages, surtout celui de la cuisine… Je sens que ce goût se précise…
- Bon on les prend ?
Encore et toujours cette même phrase, accompagnée d’une petite moue, qui fait ressortir ses fossettes au coin de ces joues :
– «
Bon, on les prend ?
– Oui si tu veux, mais tu les prends tous ? lui dis-je enfin (il en a posé cinq sur la table !)
– J’chais pas trop !!!
– Feuillette-les, et choisis ceux que tu préfères, si tu veux…
Je l’observe qui tourne les pages avec attention : je l’ai rarement vu aussi concentré. Il a l’air apaisé, tranquille lui qui d’habitude est si brutal ! Il lève la tête, il me regarde, il sourit, puis se replonge dans sa lecture….
L’heure avance, le reste du groupe ne va pas tarder à rentrer au foyer, je lui demande de se décider :
- « Oui, oui …
Je tapote sur la table (petit signe d’impatience), il me jette un coup d’œil :
– C’est bon je prends ceux-là !
– Ok, bon on y va alors !
On se dirige vers la sortie après être passé à l’accueil. Il presse le pas, marche devant moi, je le regarde tirer sur son pull et remonter son jeans, le petit caïd a presque disparu…
16h00. Nous voilà de retour au foyer ; à peine franchi le seuil de la porte, il monte en trombe dans sa chambre les bras chargés de ses livres :
« Je reviens … je vais les mettre dans ma chambre avant que les autres arrivent !»
Il les tient comme s’il tenait un trésor. La scène me fait sourire. Il ne laisse jamais pas grand monde entrer dans sa chambre : « C’est mon Chez moi !» voilà ce qu’il crie quand une personne y est entrée sans son autorisation.
Je me dirige vers la cuisine et commence à préparer le goûter ; je sors du pain et du chocolat et dispose des verres sur la table.
On a pour habitude, surtout si on a le temps, de faire un vrai goûter le mercredi : l’idée est de créer un moment convivial, et ainsi d’accueillir les enfants avec un gâteau « fait maison ».
Jimmy entre après quelques minutes dans la cuisine ;
– Qu’est-ce qu’on goûte ?, m’interroge-t-il.
– Du pain et du chocolat ; on n’a pas eu le temps de préparer…
Il ne me laisse pas terminer ma phrase :
– La semaine prochaine, je pourrai essayer de préparer quelque chose ?
– Oui, c’est une bonne idée, tu choisiras ce que tu veux faire et tu me diras, pour qu’on vérifie si on a tous les ingrédients.
Son visage s’illumine, il m’aide même à finir de mettre la table… On entend du bruit dans la maison, le reste du groupe est en train d’arriver en compagnie de Nicolas, l’éducateur.
Ils ont tous l’air bien excité, j’entends Nicolas, mon collègue, hausser la voix pour leur demander de monter leurs affaires et de se rafraichir un peu avant de redescendre pour prendre le goûter.
Nicolas entre dans la cuisine, le sourire aux lèvres comme à son habitude ; il voit Jimmy :
– T’es déjà là ?
– C’est bon, ça commence… », répond Jimmy…
– Je t’ai rien dit ! s’exclame Nicolas. Je te pose juste une question.
– Je suis rentré plus tôt du tennis, ça m’a saoulé !
Nicolas me jette un petit coup d’œil, l’air interrogateur.
Je prends la parole ;
- «J’ai été le récupérer plus tôt au tennis, ça s’est pas bien passé aujourd’hui, du coup on a fini l’après-midi à la bibliothèque.
Jimmy baisse la tête et donne des petits coups de pied dans la table, ce qui fait trembler les verres.
Nicolas lui demande d’arrêter, ce qui énerve Jimmy :
- Vous êtes toujours sur mon dos de toute façon !
Nous ne répondons pas…
Le reste du groupe entre dans la cuisine, ce qui coupe notre conversation. Les enfants s’installent tous autour de la table et commencent à réclamer à boire et à manger.
Nicolas regarde Jimmy et lui dit :
– On en reparle tout à l’heure dans le bureau d’accord ?
– Ouais, ouais c’est bon…
Jimmy s’installe à la table en bousculant l’un des jeunes déjà assis pour s’assoir près de sa bande ; il chahute et rigole, tout se passe dans le brouhaha habituel…
A la fin du goûter nous rappelons à Jimmy qu’il doit passer nous voir d’ici une heure dans le bureau des éducateurs. Il hoche la tête sans dire un mot, et il disparaît avec les autres à l’extérieur de la maison, se dirigeant vers le terrain de foot qui se trouve dans l’enceinte de l’établissement.
Après leur départ, j’explique à Nicolas ce qui s’est passé dans la journée … Il n’a pas l’air surpris, mais s’étonne que j’aie décidé de l’emmener à la bibliothèque. Je lui réponds juste que j’ai préféré le faire sortir du foyer.
Au bout d’une heure, ne voyant pas Jimmy arriver je décide de descendre le chercher ; il est en plein match de foot, je l’appelle. Il me demande d’attendre, j’attends quelques minutes et le rappelle de nouveau, il court dans ma direction, en sueur :
– Ca fait déjà une heure ?
– Oui.
– Qu’est-ce que tu as dit à Nicolas ?
– Je lui ai dit qu’on a passé l’après-midi à la bibliothèque parce que Mr Bichon m’a appelé pour me demander de venir te chercher au tennis.
Il marche en trainant des pieds, on arrive devant la maison, il ralentit le pas ; j’ouvre la porte et le laisse entrer le premier. Notre bureau est à l’étage, il traine toujours des pieds dans l’escalier, la porte est ouverte, il entre en tapotant dessus, je lui le suis et referme la porte derrière moi.
Il prend une chaise et s’assoit. Sylvie, une autre éducatrice, est arrivée entre temps, elle est adossée au mur au fond de la pièce.
Nous laissons Jimmy s’expliquer : il commence, il ponctue ses fins de phrases par des insultes, Nicolas le reprend, il devient tout rouge.
Sylvie commence par lui relater les nombreuses fois où nous l’avons déjà reçu dans le bureau concernant le même problème ; il se met à pleurer, mais ne dit rien contrairement à d’habitude ; cela nous étonne, du coup les remontrances se font moins longues.
Pour finir, j’informe mes collègues que Jimmy souhaite ne plus faire d’activités le mercredi après-midi, et qu’il préférerait rester au foyer.
Il lève les yeux vers moi puis regarde le reste de l’équipe :
– S’il vous plait ?…
– On va en discuter et on te redit ça.
Il Jimmy se lève et sort du bureau en laissant la porte ouverte.
Plusieurs arguments plus tard, nous décidons donc de ne pas le réinscrire pour le moment dans une activité ; il passera les mercredis après-midi en compagnie d’un éducateur au sein du foyer.
Lorsqu’il a appris la nouvelle il était allongé sur son lit en train de lire une BD,
C’est Nicolas qui lui a annoncé ; Nicolas m’a dit qu’il avait l’air soulagé…
La fin de semaine et le week-end se passent dans une bonne atmosphère. Pendant le weekend, Jimmy me demande si on peut aller faire des courses, car il a choisi sa recette et il faut du chocolat pâtissier et d’autres ingrédients ; j’accepte, j’en profite pour improviser une petite sortie au centre commercial (ce week-end là ils ne sont que quatre jeunes au foyer).
Le trajet se déroule plutôt dans le calme ; à notre arrivée, Jimmy sillonne les rayons à la recherche des ingrédients qu’il a inscrits sur une liste ; les autres jeunes suivent, prennent également ce dont ils ont besoin.
Sur le retour, il me demande si je travaille mercredi, car il aurait aimé que je participe à la préparation ; je lui précise que oui, il me sourit.
Lorsque j’arrive mercredi il est 11h30 ; je monte les escaliers en direction du bureau, il m’attend devant la porte de sa chambre, qui se trouve en face du bureau des éducateurs.
– T’es prête j’espère ! me lance-t-il
– Mais oui je suis prête !
Jimmy Il m’informe qu’il est dans sa chambre et qu’il m’attend, je lui propose qu’il fasse ses devoirs en attendant ; on descendra vers 15h pour commencer. Il est d’accord.
Vers 15h, je sors dans le couloir et l’appelle ; il sort de sa chambre, il a dans la main son livre de recettes.
Nous voilà devant les fourneaux. Il est très concentré, lit attentivement la recette, et je suis son « commis » : je lui passe les ustensiles et les ingrédients dont il a besoin, et bien entendu c’est moi qui enfourne le gâteau ce qui ne manque pas de le faire râler un peu ….
Toutefois il est calme et souriant, il fait même des petites blagues auxquelles je ris franchement : je peux dire que nous passons un bon moment.
Le temps de cuisson terminé, je sors le gâteau du four, une bonne odeur de chocolat se propage dans toute la maison. Il me regarde l’air satisfait :
– J’espère qu’ils vont aimer !
– J’en suis sûre !
16h30, les jeunes du groupe rentrent de leurs activités, ils se dirigent vers la cuisine, en commentant l’odeur de chocolat.
Il Jimmy coupe le gâteau et se met à les servir ; il est tout fier, il précise que c’est lui qui l’a fait et que je n’ai fait que l’aider. Je confirme bien entendu.
Sylvie et Nicolas sont présents également ; ils le félicitent, le gâteau est très bon.
Les jeunes en redemandent…
Aujourd’hui Jimmy n’aura insulté et frappé personne, la journée se passera très bien.
Au cours des semaines qui ont suivi, on a remarqué un réel changement dans le comportement de Jimmy. Il n’était plus le même, il avait souvent le sourire et participait volontiers à la vie du groupe. On le voyait en comparant les photos : avant, il y paraissait tendu, dur ; après, il y souriait sans réserve.
Après mon départ, je suis restée en contact avec le foyer éducatif pendant quelques années, il m’arrivait aussi de prendre des nouvelles des jeunes. On m’a appris que Jimmy avait débuté une formation en cuisine : il veut être pâtissier.
Nadia, Monitrice-éducatrice
Ce récit est paru dans Sortir de l’impasse, L’Harmattan ; on y trouvera aussi une analyse et des citations, entre autres, celles-ci :
« Le sujet est invité à découvrir (seul ou) avec un éducateur qu’il choisira, le mode de réparation dans lequel il trouverait… le plus de plaisir à faire plaisir. » Pierre Kammerer, « Violence et institution à l’adolescence », Le coq-héron n°135, p. 26
On cherche « un travail de retournement d’une énergie destructrice en énergie créatrice par l’inscription dans un projet (…) où elle organise cette énergie dans une relation d’échange » Jacques Marpeau, Le processus éducatif, Erès, p. 149
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