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« Je peux apporter mon expérience »

    Après deux semaines de cours, je reviens sur mon lieu de stage, en CHRS, et découvre un cahier de transmissions bien fourni cette fois-ci. Les commentaires concernent les travaux qui ont été entrepris par le chef de service à l’aide des résidents volontaires. Ils ont pour but de rénover des étages inoccupés du centre d’hébergement pour doubler les effectifs d’accueil. L’association n’ayant pas soutenu ce projet sur le plan financier, le chef de service a alors autorisé de manière officieuse les travaux. Ces derniers ont démarré deux semaines auparavant, je remonte donc le fil des évènements.

    • Mardi : Chef de service pour équipe :

    Quelqu’un de l’équipe ayant prévenu l’électricien des travaux réalisés au 3ème étage, appuyant le côté dangereux de l’entreprise, les travaux sont alors définitivement clos par soucis de sécurité.

    • Mercredi : AMP pour équipe :

    Les résidents ayant travaillés sur le chantier sont très en colère et déçus de cette décision de fermeture.

    • Jeudi : Chef de service pour équipe :

    Face à ces plaintes des résidents concernant le 3ème étage, nous constituons un projet écrit d’une quinzaine de pages que nous présenterons, les résidents et moi, lors d’une réunion rassemblant le président de l’organisation, les responsables de chantiers et le comptable mercredi prochain.

    • Mercredi : Chef de service pour équipe :

    Le projet a été accepté à 80%, y compris le sauna et la salle de sport.

    Ces nouvelles m’ont ravie. J’avais moi-même participé aux travaux et avais vraiment à cœur de voir ce projet aboutir. J’étais vraiment surprise d’apprendre qu’ils aient investi l’action jusqu’à en écrire un projet. Ce dernier étant nommé ‘Un chez nous d’abord’, il a été écrit par les résidents avec l’aide du chef de service, à destination des directeurs de l’association. En voici un extrait :

     “Être sans domicile ne signifie pas que nous sommes sans diplôme, sans compétence, sans expérience professionnelle, sans savoir-faire, sans savoir-être. C’est tout simplement avoir eu dans sa vie un moment de faiblesse qui nous conduit à ne plus avoir de domicile, que nous l’ayons choisi ou non. Être uniquement hébergé (en CHRS) et nourri ressemble plus à l’acte de “mise à l’abri”, mais pour quoi faire ? Si c’est pour tourner dans notre chambre, nous coucher et dormir pour nous éviter de faire face à chaque heure qui passe, regarder toutes les minutes notre téléphone…qui ne sonnera jamais. Les journées sont longues et parfois, déstructurantes. Nous sommes ingénieur, chef de chantier, patron d’entreprise, universitaire, électricien, plombier, manœuvre, cuisinier, directeur de restaurant… et pourtant nous sommes là.[…] Je peux apporter mon expérience, aussi petite soit-elle.”

    Après m’être renseignée davantage sur le déroulement de ces deux dernières semaines auprès du chef de service, j’ai lancé le sujet avec une de mes collègues :

    – C’est formidable le projet des résidents ! Je suis impressionnée qu’ils en aient même rédigé un projet, de vrais professionnels !

    – Oui mais bon, a-t-elle rétorqué en levant les yeux au ciel.

    – Ah, tu n’adhères pas ?

    – Bah c’est bien qu’ils s’occupent en attendant l’avancée des démarches, mais là ils empiètent sur ce qui est vraiment important. Tu sais Monsieur J. et Monsieur F. ont volontairement manqué leur entretien avec le travailleur social du Pôle d’accompagnement vers le logement (P.A.V.L) ! Tu te rends compte ? J’ai peur qu’ils se sentent trop à l’aise ici pour se réinsérer dans la vraie vie. Ils ont la nourriture et le logement gratuitement, ils ont du foie gras à Noël et même Netflix à la télé ! Ce sont des SDF de luxe !   »

    Ce discours me choque, mais je ne peux pas clore la conversation comme ça, car j’ai aussi besoin d’entendre une opinion contradictoire à la mienne. Alors, à aucun moment je ne lui ai dit être catégoriquement en désaccord avec elle, bien que ça soit le cas. J’ai plutôt fait le choix d’aller dans son sens, ou plutôt de lui faire dire le fond de sa pensée :

                – Tu veux dire qu’ils ne devraient pas avoir tout ce confort pour être motivés à partir vers un logement autonome ? C’est ça ?

                – Oui voilà, ils s’installent trop ici. Ce n’est pas chez eux et ils doivent le comprendre.

                – C’est peut-être qu’ils ne sont pas prêts à partir encore, non ?

                – Mais on ne va pas les garder indéfiniment !    

    Je lui ai alors exposé un cas concret : Monsieur L., au centre depuis une vingtaine d’années. Il est physiquement en fin de vie et son autonomie régresse de jour en jour. Je lui ai alors demandé ce qu’on faisait pour ce Monsieur. Elle a admis qu’un logement autonome est impossible pour lui, mais que son cas pourrait correspondre à une maison de retraite. Je lui ai fait remarquer que Monsieur L. a ses habitudes ici (manger sucrer, fumer des cigarettes, sortir du centre) qui ne seraient pas acceptées dans une maison de retraite. Et puis, avant d’être un sans-abri, Monsieur L. est une personne âgée et tout le monde s’accordera pour dire que de changer les habitudes d’une personne âgée est aussi compliqué que de remettre le dentifrice dans son tube.

    A ce moment-là, ma collègue s’est remémorée la fois où ce dernier a perdu un grand ami, son acolyte. Elle a alors analysé que c’est suite à ce départ qu’il a commencé ses séjours à l’hôpital et qu’il s’est à nouveau « clochardisé ». Elle a laissé un silence, laissant place à la réflexion.

    J’étais ravie d’avoir pu discuter avec elle malgré nos divergences et sans pour autant chercher à changer à tout prix nos points de vue respectifs. Je n’ai pas tous les jours la patience d’entrer en conflit (au sens discussion autour de points de vue divergents) avec mes collègues. Mais quand je le fais, j’en vois un côté positif.

    Laurie (éducatrice spécialisée)

    Pour comprendre (commentaires de l’éducatrice)

    Dans ce texte, j’aborde deux dimensions de la relation dans un cadre professionnel.

    La première partie pose le problème du rapport éducateur-résident qui est bien souvent hiérarchisé et inégal. En tant qu’éducateur, il est essentiel de trouver un équilibre afin de rendre la relation bénéfique pour le résident, d’autant plus avec un public victime d’exclusion. Le projet mis en place répondait donc au besoin des résidents d’être acteurs de ce qui les concerne (soit l’apparence du lieu où ils vivent), et surtout utiles, aidants à leur tour. Cette position valorise leurs compétences, leur redonne une place dans la société, et leur permet de se reconstruire. Comme le développe François Hébert (Chemins de l’éducatif) : “l’activité structure la relation” car on passe “du face à face au côte à côte”; “Refaire les murs est donc un repère pour nous : un rituel concret-symbolique”, finalement l’acte signifie “refaire la façade”, repartir à neuf et de se donner une nouvelle chance.

    La deuxième partie soulève le problème du rapport entre deux collègues, dont le contexte a influencé la relation qui existait entre elles. En effet, nous sommes ici dans une équipe éducative portant un lourd conflit engendrant un manque de communication, de nombreuses frustrations professionnelles et une exclusion de toutes les personnes nouvellement arrivées. L’une, diplômée, cumule plusieurs années d’expérience. L’autre, moi, est en cours de formation d’éducation spécialisée, réalise son stage dans la structure depuis quelque mois et n’a jamais eu d’expérience dans ce domaine.

    Étant l’éducatrice stagiaire, je ne pouvais pas faire du “frontal” car nous n’aurions alors pas pu communiquer. Il était important pour moi de respecter cet opinion, qui avait forcément une source, une logique. Agnès Le Guernic explique dans son livre “Sortir des conflits” qu’il faut s’adresser à “l’Adulte de l’interlocuteur” ce qui “implique en amont un travail mental sur soi pour considérer l’autre comme compétent, capable de bonne foi et de bonne volonté, ainsi qu’on l’est soi-même.” Il fallait donc prendre en compte notre objectif commun : aider au mieux les résidants de ce centre d’hébergement. Le mot “aider” est alors soumit à plusieurs interprétations, qu’il faut respecter. Gardant ce fait à l’esprit, j’ai alors adopté une posture empathique qui, d’après Marshall B. Rosenberg “exige de donner toute notre attention au message de l’autre et de lui accorder le temps et l’espace dont il a besoin pour s’exprimer totalement et se sentir compris.” C’est donc à travers ma question neutre “tu n’adhères pas ?” que j’ai invité ma collègue à la parole, lui signifiant ainsi “je t’écoute”. La reformulation de ses idées m’a permis de ne pas tomber dans le piège du jugement, où j’aurais perdu cet espace d’écoute qui s’était précieusement installé.

     L’effet de cette écoute a été visible par la réflexion qu’elle a ensuite menée seule. Dans une équipe où tous les membres ont une formation différente, un statut fragile engendrant un esprit de compétition, l’écoute y a peu sa place. Pourtant, un besoin est présent, celui de se faire entendre. “Quand on m’a écouté et entendu, je peux redécouvrir mon univers sous un jour nouveau et poursuivre mon chemin” (Carl Rogers).

    Pistes d’action

    Marshall Rosenberg précise sa définition de l’empathie en expliquant qu’elle exige que “nous dirigions notre attention sur ce qu’ils [les gens avec qui on est en relation] observent, ressentent, sur les besoins inassouvis qui engendrent leurs sentiments et sur ce qu’ils aimeraient que nous fassions”. Cependant, je n’ai pas suffisamment écouté et reformulé les sentiments qui semblaient habiter ma collègue face à cette situation (l’incompréhension, la colère, la frustration, l’inquiétude). Une reformulation positive (voir wiki) aurait pu désamorcer le sujet, comme par exemple: “Tu es inquiète pour leur réinsertion” “Tu voudrais qu’ils avancent dans leurs projets”. La bienveillance envers des collègues avec qui on est en conflit est terriblement compliquée, mais elle est essentielle pour favoriser le climat de bien-être général, et non individuel, car un éducateur ne travaille jamais seul.