Problème : un jeune dénie ses propres racines culturelles : comment approcher la question ?
Une nouvelle ordonnance d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) vient de m’être attribuée : elle concerne David, un adolescent de presque seize ans qui, comme son prénom ne l’indique pas, est kabyle.
Curieusement, cette décision de justice a été prise sans que le jeune ou ses « civilement responsables » n’aient rencontré le magistrat ordonnateur, les convocations au tribunal étant restées lettre morte.
L’intervention judiciaire a été provoquée par un signalement transmis au procureur par l’inspectrice de l’Aide sociale à l’enfance. Celle-ci avait été saisie par les assistantes sociales scolaire et polyvalente de secteur, compte tenu d’un absentéisme scolaire de plus en plus chronique. Dans leur rapport, les assistantes de service social indiquent en substance que David refuse catégoriquement, à ce jour, de retourner au collège où il est scolarisé en « section d’enseignement général professionnel adapté »… Sa mère, qui vit avec sa propre mère et grâce à la pension de réversion de celle-ci, conforte cette position, craignant pour son unique progéniture un éventuel accident de trajet, le contact néfaste avec les « voyous » de sa classe, la brutalité dangereuse d’un professeur d’éducation physique, l’incompréhension aveugle de la conseillère d’éducation qui, d’ailleurs, les persécute… Il est indiqué que cette femme, décrite comme surprotectrice, ne sort de chez elle qu’accompagnée de son fils, seulement avant seize heures et s’il ne pleut pas.
D’après d’autres éléments du rapport transmis au juge des enfants, via le parquet, les parents du garçon n’ont jamais vécu ensemble ; ce dernier ne connait pas son père, il ne l’a jamais rencontré. Sa mère précise que c’était une brève aventure sans lendemain, que cet homme s’était montré d’emblée violent, qu’il buvait et la battait. En complément, la mère de David a déclaré aux travailleuses sociales : « C’est pour cela que je n’ai pas voulu l’épouser et que je l’ai quitté avant la naissance de mon enfant. Aux dernières nouvelles, il doit vivre dans le Midi où il a une bonne situation dans une mairie. »
Une première invitation, adressée à David et à sa mère pour qu’ils viennent nous rencontrer au service éducatif, est restée sans réponse. Une seconde convocation, avec une terminologie plus insistante, envoyée avec accusé de réception, connaîtra le même sort. C’est donc moi-même qui irai à leur rencontre, à leur domicile.
C’est loin du centre-ville, dans un quartier de banlieue, fortement urbanisé et promu à une réhabilitation miraculeuse, qu’habite le trio. Le bâtiment de quatre étages, fissuré çà et là, très délabré, présente sur sa trop longue façade piquetée de tags baveux, quatre coursives, une par étage, qui desservent les entrées de chaque foyer.
Appartement 428 : entrée quatre, second étage, porte numéro huit… C’est d’une logique implacable… La porte ocre vert, d’un autre âge, ne présente aucune inscription, sauf le numéro violine de l’habitation, inscrit au coin droit, en chiffre stencil, réalisé sans doute au pochoir.
La sonnette endommagée ne fonctionne plus. Je frappe directement sur la porte. Au bout d’un instant, je devine une agitation – bruit de pas et murmures – tandis qu’une pupille se glisse derrière l’œilleton.
- « Qui c’est ?, beugle une voix féminine que j’attribue à la mère.
- Je suis M. Pérez, l’éducateur du centre d’action éducative…
- J’ai pas besoin d’éducateur !
- C’est le juge des enfants qui…
- Je sais que vous êtes là pour m’enlever mon fils ! Personne m’enlèvera mon fils ! Personne ! Il a besoin de rien… Partez »
J’explique le pourquoi de ma présence, je tente de faire valoir la différence entre l’ordonnance de placement provisoire (OPP) et la mesure d’AEMO… J’ai le sentiment d’être transformé en vendeur-représentant-placier ; mais ce n’est ni une assurance-vie, ni une encyclopédie, c’est une mesure éducative que je dois « vendre » !
Naviguant entre négociation et injonction, j’évoque tour à tour ma légitimité dûment estampillée par le juge qui a délivré l’ordonnance, les bienfaits escomptés et les retombées possibles de l’action que je suis en charge de mener, les éventuelles complications qui apparaîtront en cas de refus d’une coopération minimale… Me rappelant le conseil d’un aîné quand j’étais en début de carrière, je ronge mon frein et je me répète : « Il vaut mieux convaincre que contraindre. »
Au bout d’interminables palabres, la porte s’ouvre enfin ou plutôt s’entrouvre, sous l’effet de mon insistante conviction… La mère me noie sous un flot continu de paroles ; à la manière d’un disque rayé, elle réitère les mêmes phrases : « Je suis une bonne mère, David manque de rien, il veut voir personne, jamais on m’enlèvera mon enfant, je suis une bonne mère, David a besoin de rien, il veut voir personne… »
Un autre personnage fait alors son apparition : une très vieille dame au visage ridé comme une figue, nous a rejoints d’ans l’entrée à petits pas, en claudiquant, toute voûtée et soutenue par une canne en bois. Elle marmonne à mon encontre un charabia incompréhensible sur un ton qui traduit une réelle vindicte. Soudain la voix devient encore plus agressive et le rythme s’accélère ; elle lève ses yeux aveugles, presque clos, et sa canne dans ma direction… Je ré-explique, en tentant de contrôler intonation et débit, que je ne suis pas un ennemi…, que j’ai entendu leurs craintes, voire leur angoisse…, mais que j’aimerais saluer David avant de partir.
La mère enfin l’appelle… Personne ne répond… Elle hausse les épaules en signe d’impuissance. J’insiste. La mère rappelle avec une voix plus impérative ; la grand-mère, calmée, fait écho… Devant l’absence de réponse, la mère m’invite à aller dans la chambre, là où son fils a trouvé refuge. Elle me précède et s’efface à l’entrée de la pièce pour me laisser le passage. Je ne vois personne dans un premier temps, mais je devine vite une forme humaine, allongée dans la pénombre, qui s’aplatit derrière le lit.
« Allons David… Cesse ce jeu et viens me dire bonjour. Je suis venu aujourd’hui pour te rencontrer, faire le point avec toi…
- Allez, mon fils, viens parler à l’éducateur. Il est gentil. Il t’emmènera pas… » renforce la mère tandis que la grand-mère, qui nous as suivis, goguenarde, ajoute une cascade de mots en kabyle, apparemment rassurante.
Des cheveux blonds, un front plissé, puis des yeux inquiets émergent… C’est un adolescent apeuré qui surgit lentement, en entier, et me dit d’une voix hésitante, craintive et laborieuse :
« Bonjour m’sieur. J’ai rien fait !
- Bonjour David. Je suis Serge Pérez, éducateur au centre d’action éducative, et j’aimerais bien te parler.
- J’ai rien fait. J’ai rien à vous dire…
- Si je suis là aujourd’hui, chez toi, c’est pour t’aider, pour défendre ton intérêt et porter aide et conseil à ta mère, et à ta grand-mère.
- J’ai pas besoin qu’on m’aide… Y a ma mère, ça m’suffit. »
Après une courte explication sur ma mission et ses enjeux, je laisse à David et aussi à sa mère, une carte de visite du service avec mes coordonnées, en prenant date pour un nouveau rendez-vous.
Lors de la seconde visite, la semaine suivante, la porte d’entrée s’ouvrira presque sans résistance et la mère m’invitera à m’asseoir dans le salon-salle à manger, chichement meublé. Sur l’un des murs trône un cadre contenant une médaille militaire avec une citation… Comme mon regard s’y attarde, David, qui vient de me rejoindre, me précise : « C’est mon grand-père, c’est une médaille qu’il a gagnée en faisant la guerre pour la France, il a même été blessé. »
Avec prudence, je parle avec David de sa situation actuelle et des perspectives que je souhaiterais ouvrir… David m’écoute poliment mais il n’est pas présent. Sa mère puis sa grand-mère vont et viennent. Elles font de régulières incursions dans notre espace et dans mes tentatives pour lier une conversation. Elles écoutent et, bien sûr, se mêlent à nos trop rares échanges, comme pour invalider mes essais. David, emmuré dans sa réserve, n’est manifestement pas prêt à effectuer une quelconque sortie hors du domaine familial : soutien scolaire, activités ludiques et/ou culturelles mises en œuvre au sein de l’atelier pédagogique que j’anime… rien ne retient son intérêt.
Au cours de ma troisième visite, je sors de ma serviette un damier de trente cases et vingt-quatre pions, découpés dans des bouchons de liège, et décorés avec minutie par les participants de l’atelier pédagogique.
- « Qu’est-ce que c’est ?, me demande David dont la curiosité semble avoir été piquée.
- Un wali. C’est un jeu africain qui se joue sur le sable du désert, avec des bâtonnets et des crottes séchées de chameaux. »
David, intrigué et amusé, sourit enfin, et moi je jubile intérieurement d’avoir un support à notre relation, une occasion d’échanges. Je lui explique succinctement les règles. David, qui a choisi les pions jaunes et bleus, se prend au jeu et me demande après une première partie : « On en fait une autre ? »
La semaine suivante, malgré l’angoisse et la résistance de sa famille, David consentira à me suivre jusqu’au centre éducatif, où, quelques après-midi plus tard, il fabriquera avec un peu d’effort et beaucoup de délectation son wali, qu’il ramènera chez lui.
Serge, Educateur de la Protection judiciaire de la jeunesse
Texte extrait de Petites histoires de grands moments éducatifs (L’Harmattan) ; on y trouvera une analyse et des citations
Liens: médiation, jeu (game), rituel (reconnaissance de la culture)