Un enfant menace de s’égorger avec un couteau…
C’est un de ces mercredis du mois de juillet…
Assise derrière le bureau à rédiger un rapport, je me laisse agréablement distraire par une légère bise qui s’est infiltrée dans l’ouverture de la fenêtre …Sa douceur ainsi que son chant aussi silencieux que mélodieux, laissent esquisser un sourire sur mon visage…Cette sensation d’accalmie me laisse entrevoir la tranquillité ambiante qui règne sur le foyer. Le petit Dany s’est assoupi, tandis que Mickael, Nadia et Anne jouent tranquillement dehors. La vague de chaleur semble avoir emporté avec elle toute velléité agressive, laissant sur son passage une douce impression de sérénité…
Mais où est Jean ?
Jean est un jeune garçon d’une dizaine d’années aux grands yeux couleur noisette. Ses cheveux blonds laissent profiler un épi au sommet de son crâne, mettant ainsi en exergue la disproportion dont fait l’objet sa tête par rapport au reste du corps. Jean porte souvent des vêtements au sein desquels il semble étriqué : ses manches atteignent tout juste ses avant-bras, et ses pantalons laissent entrevoir la couleur de ses mollets. La petitesse de ses habits qui demeure non adaptée à un enfant d’un tel âge et d’une telle carrure, apparaît comme étant décalée face au style vestimentaire quelque peu « vieillot » qu’il revêt. Ce dernier s’avère en effet un fervent adepte des chemises à carreaux, des pantalons de velours, des bérets, ainsi que des mocassins qu’il a tendance à porter à l’envers. Cette apparence externe dont chaque détail exprime une contradiction, semble n’être que le reflet de l’ambivalence incarnée par Jean. Ce dernier peut en effet aussi bien passer par des phrases euphoriques, qu’auto et hétéro agressives. Et puis, il y a cet aspect de sa personnalité qui fait que Jean n’est pas toujours compris de son entourage… Ce rapport à la réalité qui lui est propre, cet onirisme dont il peut faire preuve, créant ainsi une intrinsèque corrélation entre son imaginaire et les représentations qu’il se fait de la réalité… .Car Jean dit voir et entendre des choses qui ne sont pas perceptibles… « Ces choses » peuvent à la fois l’invalider et être hautement anxiogènes – comme ce petit bonhomme qu’il dit avoir dans la tête et qui lui veut du mal – mais il arrive aussi que Jean s’en amuse lorsqu’il se distancie de ses propos et qu’il peut agir sur ce qu’il a posé – comme cette fois où il pensait que le foyer était attaqué par les créatures appelées « Hobbits » sorties du film Le Seigneur des anneaux.
J’en oublie ma préoccupation initiale : où peut-il bien être ?
Je laisse mon regard parcourir l’ensemble de la pièce, mais rien n’y fait : Jean ne fait plus partie du tableau. Un bruit sourd de métal en provenance de la cuisine me laisse à penser qu’il s’y trouve. Je me lève, afin de confirmer mes doutes et la vue de la scène qui se profile devant moi fait prendre tout son sens au fameux proverbe : « Après le calme, vient la tempête ».
« Jean, lâche cela tout de suite !! » Voilà tout ce que je trouve à crier à Jean sous l’effet de la stupéfaction, lorsque je le surprends, le poing serré sur le manche du couteau, lame brandie en direction de sa gorge… Comme si le simple fait de lui demander de le déposer allait suffire !
Il n’en est évidemment rien… La stridence de mon cri ne tarde pas à interpeller Jean. Une intense crispation semble venir le tétaniser : ses épaules sont remontées et ses poings se resserrent tellement sur la paume de sa main qu’il pourrait presque y faire entrer ses ongles. Je tente une timide approche, mais à chacun de mes pas maladroits, je sens son visage s’assombrir encore et encore : la couleur noisette de ses grands yeux n’est déjà presque plus perceptible, dissimulée par le froncement de ses sourcils dont l’affaissement entraîne ses paupières à se plisser. Je sens que je m’aventure sur un terrain glissant dont je ne maîtrise ni les tenants ni les aboutissants. Si je me trouve complètement démunie face à la situation, ne sachant pas quelle attitude adopter, Jean m’éclaire au moins sur ce que je me dois impérativement m’abstenir de faire :
« N’approche pas connasse ! De toute manière, vous les éducateurs, vous êtes tous des cons, des putains de gros cons ! »
La dernière fois que Jean nous évoqua de manière aussi compulsive son désir de se couper, il fut stoppé physiquement dans son élan par un éducateur, qui s’était emparé du couteau et qui lui avait bloqué les mains en le surprenant par derrière. Mais on ne l’y reprendra pas deux fois, Jean s’est cette fois-ci, empressé de coller son dos au mur, m’ôtant ainsi toute once de velléité- aussi minime soit-t-elle – d’user de ce procédé.
« Je n’approche plus Jean, c’est promis, regarde, je m’assois par terre tout ce que je veux, c’est que l’on discute un peu tous les deux ».
« Casse-toi, j’te dis, j’veux pas parler avec toi, j’veux m’planter, t’entends ? J’tai dit que j’voulais me couper la peau !».
Au moins c’est clair, Jean semble hermétique à tout discours ; il va pourtant bien falloir que je trouve une solution… « J’tai dit que j’voulais me découper la peau » ….la résonance de cette phrase fait en moi jaillir cette idée :
« Bah Jean …Qu’est-ce qui t’arrive ? T’es pas un steak… C’est la viande que l’on découpe avec les couverts pas les petits garçons ! ».
La colère de Jean fait aussitôt place à un ébahissement total ; voyant que la brèche créée l’interpelle plus que je ne l’aurais espéré, je m’aventure à poursuivre :
« Tu voudrais p’t’être que j’aille te chercher une fourchette pendant que t’y es, j’pense que t’y arrivera mieux ! »
Littéralement déconcerté, Jean me rétorque contre toute attente en rigolant :
« Ҫa va pas, non j’suis pas de la viande, c’est toi le steak d’abord !»
Et c’est avec légèreté que Jean décolle son dos au mur, se dirige vers moi, me tend le couteau, et quitte la pièce en secouant la tête, comme pour me signifier que je suis à côté de la plaque !
C’est tout aussi ébahie que dépossédée d’énergie, je laisse mon corps tomber sur une chaise, le bras ballant avec en son bout le couteau de jean.
La douceur de la bise qui était venue me chatouiller quelques minutes avant, revint me caresser le visage, comme pour me signifier le retour de cette si fragile accalmie. Phalanges, après phalanges, mes doigts se desserrent, laissant s’échapper dans un soupir de soulagement l’ustensile de mes frayeurs…
Olivia, Educatrice spécialisée
Etrange histoire en effet. J’ai connu une situation semblable, où l’éducateur a expliqué à un ado psychotique qui se mordait le pied, que son pied n’était pas un sandwich !